Lieux #30
Le temps se tient caché dedans des riens, c'est là qu'il est encore le mieux, c'est là qu'on le remarque le moins, qu'il risque le moins d'être réduit ainsi qu'on le dit des animaux que les chasseurs forcent dans quelque recoin, une mare où pourra se produire la mise à mort, cette saloperie, le temps se tient dissimulé dans d'anodines choses, des gestes, des manières de faire, de vieilles recettes qu'on retrouve tracées d'une écriture impeccablement haute, claire et bleue sur du papier ligné comme il n'en existe plus maintenant, tant mieux, que ferions-nous de cela, dans des biscuits finissant de refroidir sur un coin de table et qu'on regarde en sachant parfaitement, clairement, qu'on les regarde comme les regardaient ceux d'avant et ceux d'avant avant, avec les mêmes yeux, la même salive qui nous vient dans le pli des joues, la même faim au creux du ventre levée alors même qu'il n'y a pas deux heures qu'on s'est sorti du déjeuner et qu'on commence seulement à reprendre son souffle, le temps est là-dedans, dans une livre de farine et tout autant de sucre et pareillement de beurre ou environ, on ne mégote pas, cuire gras et tout autant manger beaucoup est un morceau de temps aussi, une habitude venue tout droit des guerres et des travaux des champs, ces choses tombées dans la grande fosse des ans mais qui frémissent encore dans l'entre-deux des heures, et derrière elles frémit sur un coin du fourneau une cocotte, on lève le couvercle, on ne reconnaît rien dans ce qui mijote avec nous, ce doit être la soupe du soir ou peut-être pas, peut-être est-ce seulement ce qu'on abandonne de soi dans chaque phrase, ce tricot inutile qu'on fait par-devers soi, ce bricolage — il y a des jours à la fin desquels on ne sait plus ce qu'on peut être, c'est bonne chose, tout le monde sera tout le monde à force de mots, que quelqu'un sonne maintenant l'hallali, la bête est prête.