Lieux #25
On se souvient des vergers beaucoup plus nombreux il y a quelques décennies encore entourant le village d'oasis jetées sur les champs sagement alignés avec leurs sillons tout autant sages et nets mais que l'hiver finissait par gommer comme s'il avait passé dessus chacun pour l'écraser à grands coups de talons rageurs. Il n'en subsiste presque plus à présent, le ban a été bousculé, toutes les pièces de terre rassemblées pour que servent telles machines monstrueuses qu'on voit de loin lacérer le paysage et qui dans le petit patchwork qu'était l'espace avant n'auraient même pas réussies à faire un demi-tour avant de se prendre au piège des haies ou des clôtures — personne n'aurait su quoi faire pour les en sortir, on les aurait abandonnées là comme de grands insectes morts, la pluie et le gel se seraient chargés de les désosser en prenant tout le temps nécessaire, nul n'aurait été pressé, nul ne l'était, on aurait regardé s'affaisser peu à peu ces grands corps brisés, d'abord avec crainte, puis serait venue la curiosité, puis après peut-être l'indifférence, qui s'en soucie ? Quoi qu'il en soit, des lignes d'arbres fruitiers il n'y a plus, plus rien ne pousse que des souvenirs et juste encore, la récolte est chaque année plus médiocre et le jour vient où le paysage sera celui qu'il a toujours été pour ceux qui seront là parce que les autres, dont nous, ne serons plus.