J'ai passé deux ou trois étés suant dans une yaourtière géante mais résumé ainsi cela ne veut rien dire alors je vais reprendre, manière d'expliquer ça et de ne pas en rester là. Qu'on s'imagine donc. Tous les étés d'avant j'avais passé les longs jours de juillet, ceux déjà raccourcis d'août, à faire le peintre dans l'entreprise d'un oncle, avec comme chef un oncle, et ils étaient deux frères, l'oncle propriétaire de l'entreprise, celui chef de chantier, pour moi c'était pareil, je bossais en famille, et les deux m'engueulaient chacun son tour, c'était une routine bien tournée, du matin jusqu'au soir, perchés sur nos échelles ou montés à l'échafaudage branlant tellement qu'à chaque fois je me disais cette fois on va descendre et puis jamais ça n'est tombé, on peignait, l'oncle du chantier, d'autres ouvriers, moi — pour l'oncle propriétaire, il ne tenait plus un pinceau depuis si longtemps que je ne l'ai jamais vu faire en fait, ne roulait plus un mur, ne ponçait plus une barre, courant qu'il allait de clients en clients à chercher de quoi nous occuper, et tout le monde payer, et à tout prendre, je me disais qu'après tout, je préférais être là dans mes fringues dégueulasses et raides de couleurs sèchées, qu'à faire ce qu'il faisait, et qui l'énervait bien, du soir jusqu'au matin, l'inverse exact de nous, de moi, qui une fois rentré avec les autres entassés dans l'estafette dans les vapeurs de white spirit en eau de toilette, lavé à grande eau, gavé de tout ce que je trouvais de lourd à manger, biberonné à la télé, m'endormait comme un bébé, si vite et bien que je n'ai jamais su si c'était lié à la fatigue, la douceur du soir, ou les volutes des solvants me berçant.

Or donc c'était une routine, de bas en haut, de gauche à droite, croiser les gestes et le rouleau, et recharger souvent, le coup vertical d'abord juste après la recharge quand la peinture dégueule mais juste ce qu'il faut parce que le truc aussi, c'est de charger à point et puis d'aller très vite, et toujours penser à finir par lisser, des traits bien parallèles, réguliers haut vers bas, je crois quand j'y repense que c'était seulement pour orienter dans le même sens les reliefs que l'oeil ne voyait pas mais la lumière, ça lui changeait la vie, une routine donc depuis que j'avais eu 15 ans, que j'avais commencé mes étés comme peintre, 15 ans c'était trop tôt, je veux dire pas légal alors cette année-là, celle du numéro 15, je jouais profil bas comme me le demandaient les deux oncles, celui qui avait l'entreprise, celui qui était chef de chantier, te fais pas trop repérer, ne prends pas de risque, tu es transparent et si quelque chose débarque qui ressemble à un inspecteur, tu files discrètement et ça je savais faire, je le sais même toujours, c'est une forme d'art de se rendre comme absent, couleur de mur au fond, mur même quand il le faut, c'était une routine et plusieurs étés m'avaient vu faire mon peintre comme un fier jusqu'à ce qu'un beau jour vienne la possibilité d'aller cette fois à l'usine toute proche, quelques kilomètres seulement, et puis comme on se lasse de tout, de passer ses journées sur les échelles avec la radio de chantier qui hurle dans le couloir, les électriciens qui s'engueulent sans arrêt, les gamelles dans l'eau sale tout au fond du camion recyclé posé sur le feu (le camion, c'était le nom qu'on donnait aux pots métalliques super lourds dans lesquels étaient les peintures) et surtout les vapeurs de white spirit, les gestes toujours recommencés, de bas en haut, de gauche à droite, croiser tout ça, je m'étais dit que c'était l'occasion en or de faire autre chose, de gagner plus, de ne plus me lever si tôt pour finir la nuit brinquebalé dans l'estafette et j'ai donc dit oui, je l'ai pas regretté, enfin, si l'on peut dire.

Il y aurait donc toute une année scolaire puis un nouvel été après l'adieu fait aux pinceaux, une nuit, une aube, et ce serait le premier jour dans cette usine grise rouge blanche cachée derrière ses cuves inox levées droites devant, on aurait dit des bases de fusées inachevées, dedans c'était du lait, je l'apprendrais ensuite, venu des campagnes alentours ramassé collecté par des camions se faufilant partout dans les chemins les brumes et puis les gars tirant leur tuyau gris jusque dedans les granges et les étables pour se brancher dessus les cuves plus petites à l'intérieur, on discutait avec le paysan bleu le temps de tout vider, c'était vraiment facile comparé à l'avant où ils se coltinaient les bidons lourds inox toujours, ce métal est une glace, et moi débarquant là dans la cour parcourue par les trente-huit déboulant comme des fous, l'un d'eux c'était mon père et dans le garage là-bas qui soignait les mastodontes cassés il y avait un oncle aussi couché sous les moteurs, encore une affaire de famille mais cette fois, le propriétaire, je ne sais pas qui c'était , je ne l'ai jamais su, on commençait à s'éloigner, l'accueil a été vite plié, salut, voilà tes fringues et puis tes bottes, les gants et ton calot tu n'oublies pas, chope un casier par là, je t'attends tout de suite,  le gars était barbu, sympa comme une brique, le temps de passer tout ce blanc, blanc le pantalon le tee-shirt, blanc le calot pour les cheveux, et puis blanches les bottes, et les gants blancs de même pareil, je cavalais déjà derrière le barbu blanc, une volée d'escaliers, une porte, un pédiluve, la dernière porte enfin, le dernier pédiluve et puis une salle immense, carrelée de haut en bas, une chaleur étouffante, et cette humidité, et l'odeur aigre du lait en train de se cailler, une yaourtière géante, rien qu'à entrer dedans j'étais tout en sueur, j'allais bien m'amuser, et des litres suer, on était un lundi, ce que je ne savais pas que c'est cette première journée durerait 12 heures de suite.