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Immobiles

Autour de moi rien ne bougeant que la cavalcade des morts leur danse folle et leurs visages comme effacés gommés que voulaient-ils qu'attendaient-ils de moi les regardant dévisageant je n'en connaissais pas même pas la moitié la plupart morts bien avant moi bien avant que je naisse peut-être voulaient-ils juste se sentir encore un peu vivants au travers de moi leur donnant là parole et chairs et regards à nouveau les tirant là de ce grand rien où ils étaient tous entassés et attendant et frappant à nos portes mais nous n'osions souvent pas entrouvrir nos huis nos yeux de crainte qu'ils de crainte que mais quoi puisqu'ils nous avaient aimés vifs pourquoi cela changerait-il maintenant à présent qu'ils étaient quoi morts mais l'étaient-ils vraiment en tous les cas ils dansaient bien s'amusaient bien encore dans cette salle cette salle de bal où je marchais sans esquisser un seul geste où je marchais sans pas sans pas perdus en regardant je peux le dire là-bas au loin derrière les hautes fenêtres après la plage la mer la mer toujours recommencée.

Du parfum je n'ai eu que la trace d'abord et puis le reste est arrivé par la fenêtre (je ne verrai mais que plus tard qu'elle était close fermée par je n'ai jamais compris qui) comme en bourrasques en vagues des images des mots des gestes des silhouettes des tombereaux de souvenirs dont je ne savais que faire tout cela déboulant du dehors de moi du fond de moi c'était soudain juste la même chose le dehors le dedans j'ai eu le temps de me demander où étaient passées mes limites ma propre frontière et puis c'est arrivé sur moi une avalanche sans doute qu'une avalanche laissait la même cette impression de ne plus rien tenir contrôler du monde de soi j'ai préféré me laisser emporter et tout s'est mélangé avec toujours ces odeurs folles qui me heurtaient et repartaient et revenaient j'ai encore pensé en reviendrai-je et puis plus rien il n'y a eu plus rien de moi que des choses enfouies qui remontaient et sans arrêt et sans arrêt jusqu'au moment où la suffocation m'a ramené je suis revenu je n'avais pas bougé et le monde non plus tout ça parce que depuis je ne sais où un tilleul haut et fleuri depuis peu avait trouvé l'une de mes failles et s'y était ancré faisant tout exploser et de moi décimant toute sérénité.

Ce qui de nos chemins demeure nos pas nos traces nos hésitantes scansions tout cela tombait de lui sans qu'il sache pourquoi comment comme si quelqu'un dedans était un autre comme si quelqu'un parlait qu'il ne connaissait pas ne croisait pas ne voyait pas même pas à l'aube quand à la fin à l'agonie des insomnies il se croisait dans le reflet de la glace sale de ce miroir censé renvoyer quelque chose mais qui ne montrait rien que ça un visage défait des rides toujours plus creusées on aurait pu parfaire le tableau en parlant de ses cheveux gris mais cela il n'y avait pas ses cheveux ras évitait ça ce cliché un de plus empilé sur les autres pour en faire quoi quelques éclats quelques inutiles paroles jetées dans le grand sac le grand ventre sans fin de nos paroles entrecroisées nouées et tellement et tant que plus rien n'émergeait de ça que plus rien n'en sortait qu'un brouhaha un grommellement la mélopée du rien patiemment tissée sans fin à mesure des pas des traces de tout cela.

Du dehors nos apparences seules bien alignées nos maisons propres nos rues au cordeau découpées et propres et propres de nous personne ne dépassant pas un brin d'herbe pas une branche un monde parfait et pas un bruit et pas un seul malade et pas de mort et rien que les jours empilés les uns dessus les autres dans une perfection de visages lisses de peaux bronzées de rires parfaits dans des vies pleines et pleines de tout et de beauté et puis surtout pleines de rien que de leur propre reflet toute une vie à se mirer dans son propre mensonge dans sa propre illusion dans tout ce vide que nous masquions à grand renfort de vêtements parfaitement coupés et découpés et propres et propres de tout et puis surtout de nous.

Flottées de bois et d'os et puis de nous là entassés jetés abandonnés de tous de l'océan déjà parti déjà retiré loin évaporé et de l'histoire de nos histoires n'étant même plus dans nos propres souvenirs n'étant plus rien que tas amas de corps si amaigris qu'on aurait dit brindilles fascines qu'on aurait dit... finalement c'est impossible de parler d'écrire sur ça de dire cela ce qu'a été le choc des images le choc des corps au bord de la plage là où elle se fondait fondait dans l'eau salée marchaient à petits pas de très vieilles personnes et c'était un tableau mais pas de maître une aquarelle un peu naïve avec le phare en arrière-plan et par paquets des algues échevelées, des survivantes.

Et là tu croises des hommes immobiles assis dans leurs voitures on aurait dit des morts croire qu'ils l'étaient si par moments quelque chose un mouvement un frémissement n'avait levé le doute levé l'angoisse ils vivaient bien vivaient encore dire "bien" était peut-être aller un peu vite en besogne parce que pour passer tout le jour assis dans une voiture assis dans sa voiture quand même tout ne devait pas briller là dans les maisons devant lesquelles ils attendaient assis dans leur voiture garée sur la petite pente qui menait à chaque fois à la même maison la même vie les mêmes meubles le même silence même bruyant le même silence de mort qu'ils fuyaient peut-être en s'isolant dans cette boîte cette nasse d'acier enfin au moins là protégés des autres et d'eux ils pouvaient appuyer sur les boutons les touches allumer la radio et puis se dire à entendre les voix qu'ailleurs quelqu'un vivait.

De nous éteindre toute lueur et tout regard et tout espoir et la plus infime des traces de nous et tout souvenir et puis tout nom et puis tous nos objets et nos maisons et nos amis et nos amours et nos enfants ceux qui naquirent et ceux qui ne naquirent pas qui demeurèrent imaginés rêvés et nos promenades et nos éclats de rire et nos coups de colère et nos sourires et nos tendres nos gestes tendres et nos amours et tous nos morts et toutes les fêtes que nous fîmes avec eux et sans eux et ce n'était plus les mêmes fêtes plus les mêmes chants plus les mêmes rêves plus la même vie et tout cela à recouvrir à mener à son but à étouffer tout doucement jusqu'à n'en garder même plus le goût.

Replis sur soie replis de nous pliant ployant sous ce qui est de nous quoi oripeaux nippes robes usées et dans les plis encore toujours nos souvenirs à peine morts à peine froids et puis nos vies ce qu'il demeure d'elles ce qui hante chaque jour chaque heure de nos jours et pas à pas nos éloignements la distance que nous construisons à renforts de mots de phrases dépliées qui tout autour font protection forteresse digue à la mer à l'amer s'opposant et même si dehors se bousculent printemps et la langueur de nos festins infimes ces trilles d'alouettes.

Mémoires traversées des douleurs blanches les blouses des aidants de ceux nommés soignants et eux qui donc les soigne qui donc leur tient la main dans tout l'espace c'était le vert des pelouses et les blanches corolles et toi traversant tout cela comme pour y échapper en ressortir de l'autre côté intact vivant presque éternel et à main gauche laisser la creuse chapelle où tu ne voulais pas entrer pas pénétrer pas te glisser après avoir poussé la porte t'être mussé dessus un banc dans le silence qu'aurais-tu fait à ne trouver personne à qui parler sinon le vide et à main droite la chambre mortuaire la chambre vide puisque les morts en sont sortis et se promènent avec toi et puis le jour et puis la nuit patients passagers même pas clandestins juste présents sereins à te sourire de temps à autre glissait là-dedans ceux qui souffraient non pas les morts mais les vivants ceux encore vivants et tu voyais ce qu'ils portaient sur leurs épaules de cris de peurs de terribles douleurs et tout cela n'était pas lourd mais bien pire que cela finalement c'est un vertige qui est venu et tout le long de ce grand mur tu as fixé le poivre des murailles qui accroché disait que rien n'était bien grave la vérité c'est que de tout tu te souviens et par-dessus surtout le sourire des enfants le sourire des sursis.

Cent pies et dessous l'arbre vigie, toute ma vie et là-bas attablés les rires et les sourires et comme une fête se déroulant et tout autour de la table les chants les roucoulements une danse sur l'herbe et les verres qui chantent et nos jours qui passent et blanches robes blanches et à l'écorce gravés initiales muettes et plus là-bas encore les enfants qui déroulent autant de légendes que possible et plus là-bas encore le roc de mon refuge et plus là-bas encore ce qui retient la terre et plus là-bas encore plus rien vraiment plus rien comme nous rions de nous de tout et moi vous regardant et ne vivant jamais que dans votre présence un geste inattendu ce qui me lie à moi et m'éloigne de vous.

Poivre des murailles amoncelé et puis derrière quoi le silence des cours derrière ces murets le silence de mes rêves construits de rien contruits de vous et puis d'images glânées empilées entassées dans des besaces rêvées dans des grands sacs dans de grandes poches dans tout ce qui dedans au-dedans moi peut contenir traces reflets éclats du monde et qu'à remplir je passe mon temps je perds mon temps et dedans quoi je fouille à pleines mains à m'en crever le ventre et l'âme et jusqu'au fond les coudes avec pour trouver quoi retrouver quoi quelque chose de moi dont je ne sais mais rien alors rien et c'est toujours il y a toujours un bref instant cette seconde où de la paume on touche on pense toucher au but avoir trouvé alors on serre et tous ses doigts de toutes ses forces et l'on remonte on retourne à sa propre surface et là revenu et même sans souffle on se regarde on regarde ce qui des tréfonds est remonté et c'est toujours et c'est toujours la même chose cet indicible ce qui pourrait si l'on osait devenir soi.

Visages visages et traces d’eux que l’on oublie et ça coulant de nous nous échappant suintant de nos peaux de nos doigts de nos bouches fermées serrées pourtant serrées tellement nous échappant alors tant que nous tentons mais tout mais l'impossible pour ne pas oublier pour ne pas les laisser tous ces visages tous les visages que nous avons aimés pour essayer de les garder nous tentons tout et jusqu'à graver sur nos peaux cela leurs traits leurs mots leurs rires mais rien n'y fait non rien n'y fait et l'on oublie et peu à peu l'on oublie tout et même nous et jusqu'à nous dans la promenade de nous le long de la jetée le long de nous le long du vent.

Héritages de nos morts, de veilles et de jachères, de chants et de terres mortes, de bois et de futaies, de rien et puis de nous, nous las au bord de nous, patients et comme mourants, vagabonds de nous-mêmes, cheminots du silence, laboureurs des collines, et sans grades et sans mains, sans histoire non plus, sans visages non plus, sans corps plus que la pierre, sans os et sans douleurs, héritiers de nos morts, enfants à fausses figures, fientes d'entre les fientes,  notre attente nous honore, et notre quête aussi, que nous menons sans cesse, à rebours de vous, qui là sans nous croiser, nous regardent quand même.

Icône de riens tuée de nous comme lapidée de nos amours comme lacérée de nos regards de nous toujours là à te suivre toujours là à te rêver à reconstruire chaque geste et mot chaque jour que tu tentes de faire d'extraire de la même gangue que nous mais toi porté mais toi haussé jusqu'à la vie la vie rêvée celle des anges celle des autres qui sur les nôtres la même que toi jette son voile pose un linceul le drap sans plis où nous cachons où nous taisons ce qui n'a nul n'a nul nom ce qui n'est que nos âmes et elles perdues à vagues à chants fermés la trace des morts leurs visages morts et dilués, leurs visages morts.

Et dans le haut silence la trace effacée de nous tous ce bref sillon cette saignée à même la terre cette coupure que nous faisions ou nous ou d'autres nos pères nos frères sur le ventre le dos de la colline patiemment très lentement à pas de bœufs à pas d'humains à pas de riens sous le soleil voilé de nos sueurs coulées depuis nos fronts sur chaque motte chaque caillou chacune des bornes qui du monde clos marquaient limites les nôtres celles des autres dans la lutte fraternelle la lutte mortelle que nous menions les uns les autres aux uns aux autres depuis le temps depuis le premier jour le premier jour du temps depuis avant sans doute depuis le premier mot la première esquisse de nous.

Dans la brume des morts oeuvrer et à mains nues creuser dans nous dans ce qu'ils laissent de nous laissent d'eux en dedans nous et en dedans nos murs nos maisons nos armoires nos livres nos rêves-cauchemars nos silences immobiles nos étés de fortune nos gestes retenus nos années défilées tout ce temps malmené les jours que nous passons à ne pas savoir quoi faire pas savoir quoi faire d'eux là autour encombrants à nous regarder tenter de les oublier tenter de vivre seulement tenter vivre seulement pendant qu'ils vaquent à leurs vaines occupations et comme les nôtres - tentation du silence.

Lavande sur nos chemins drapant les morts comme leurs destins et ce qu'ils furent avant de naître dans nos mémoires dans nos imaginaires dans ce que nous reconstruisons de chacun d'eux à partir de rien des mots des images des chansons qui dorment sur de vieilles bobines où nous parlons aussi destinés également à n'être plus que ça des voix comme ouatées amoncelées enfoncées trop profond dans le ventre du temps pour être encore comprises et flottant là dans des sortes d'interstices - la faille des jours, cette secrète faiblesse que l'on ne peut réellement voir qu'en oubliant que la nuit vient avec son semis de vertiges.

Outils à mémoires de nous, de ceux passés, sur l'établi laissés, en nos mains réveillés, paroles de nos paumes, à peaux même conversées, et que nous tutoyons pour n'être pas muets, nous qui de nos chemins, n'avons aucune carte.

Immobiles à l'aplomb de nous mains posées sages sur le reflet la grise mine du zinc du miroir derrière de la vitrine en ses échos et le monde derrière où nous mirons nos visages défaits nos rêves alambiqués tout cela qui dedans nos cabas nous entraîne vers l'arrière pèse sur nos épaules nous tasse nous tient à la terre cloués avec nos ailes brisées comme engluées de mauvais vin de mauvaise vie dans nos rires confits de riens ces brèves histoires que nous traçons dans la buée et qui pourraient si elles avaient vagues sens et qui pourraient si nous venions à bout de nos phrases de nos mots laisser supposer ce que nous pouvons être - et rien peut-être.

Aujourd'hui, je suis entré dans une gare pour n'en partir pas. Aujourd'hui, je me suis assis pour regarder passer marcher courir traîner tous ceux qui vont qui viennent qui ne sont que bagages qui n'ont nulle valise que leurs deux mains dans leurs deux poches tous ceux qui pleurent qui rient dessus les quais dedans les trains tous ceux qui voyagent et puis les mobiles et puis les immobiles et ceux qui sont en troupe et ceux qui sont leur propre troupe et ceux d'avance et ceux déjà en retard ayant déjà ratés le départ qu'ils viennent chercher ayant déjà ratés tous leurs départs peut-être et tous ceux qui savent vers où ils vont et puis tous ceux qui n'en savent mais alors rien et à chacun très attentif j'ai décidé de m'en aller aussi, mais en-dedans. Aujourd'hui, je suis entré dans une gare pour n'en repartir pas.

Lance du jour comme tu vas là où personne n’ose se rendre là où personne ne respire dans ce monde-là fait de tes mots et puis de ceux laissés avant par ceux d'avant ceux qui parlaient une autre langue ceux qui des livres ont fait des livres et puis des mondes et puis des contes et puis des vies et qui à force se sont perdus dans les méandres - ce monde-là est sans issue, mais c'est le seul.

De mer nue se demander et quoi là-bas sur notre envers sur l'autre face des cailloux sur l'autre visage des visages et derrière ça quel océan quelles tempêtes quels goélands eux toujours ivres mais c'est d'écumes et de serments alors que nous dessus les plages sales et boueuses marchons sans trêve - de la tempête garder toute enflammée la joue, c'était hier.