Lieux #22
Du ban tout autour encerclant le village jusqu'à en faire le centre d'une cible on ne réussira jamais à avoir une image claire, précise, une bonne part du territoire demeurant dans l'inconnu que créent les chemins jamais suivis, les bois qu'on n'ose traverser, ces routes se perdant dans des pierres puis des ornières où aisément à certaines périodes de l'année on s'enfonce à mi-cuisse lorsque la glace qu'on pensait épaisse plus qu'une main cède sous le poids du corps qu'on faisait porter dessus juste pour voir, et on a vu. Cette géographie est donc ainsi un kaléidoscope réordonnant au gré des souvenirs, perspectives et promenades, des images dont certaines sont tellement interchangeables qu'après tout, elles sont peut-être juste inventées ou bien rêvées. Ce monde qui bouge en dedans nous, il flotte mollement, il se complique et c'est exprès, pour échapper à ce qu'on tente, dire les lieux, et les endroits. Par dessus ça, compliquant encore les choses, viennent danser des toponymes que personne n'a jamais vus écrit, qui sont dans cette langue oubliée, bâtarde, disparue, qui est celle des gens de là, et qu'ils sont de moins en moins à savoir parler, à entendre puisqu'avec eux qui disparaissent puisqu'ils meurent les uns après les autres, s'efface ainsi le nom des lieux, ce qui était en quelque sorte leur visage, permettait que chacun sache de quoi l'on parlait, d'où, quand on parlait de là ou de là-bas, de tel recoin plat à la fourche des ruisseaux, d'une clairière entre deux bois, d'un trou d'eau si profond qu'il paraissait ouvrir aux portes des enfers (quand on venait y regarder, ce qu'on voyait, c'était juste le reflet d'un visage tendu).