Cinquante #14
C'est là vrais premiers pas dans cette langue qui n'est pas ma langue, les soeurs sont deux et leurs voiles noirs j'en garde l'image parfaite encore au fond, l'une est toujours vivante, ses voeux arrivent chaque année, elle a gardé vivacité, c'est un couloir étroit le long d'un escalier de bois très sombre verni montant tout droit vers cet appartement dont on voit seulement la porte tout là-bas, les soeurs vivent là-haut, nous ne montons jamais, personne ne monte jamais, je crois que des deux salles du bas, chacune avait la sienne, c'est sans doute le plus loin des souvenirs d'ici et puis dans cette langue qui n'est même pas ma langue[fn]voir Langue[/fn] et donc c'est vague et flou, à l'arrière une cour coincée carrée encore entre la bâtisse basse des toilettes vers la gauche et un hangar de bois si tout n'est pas brouillé, une porte à ce hangar surnage encore très vague et derrière dedans dans le sombre la poussière je vois des pommes de pins en murets pas très hauts, je sais une promenade avec les deux bonnes soeurs et une charrette branlante et comme nous ramassions les pommes dans la sapinière maigre qui paraissait très loin et ne l'est pas vraiment, du reste je n'ai plus rien, nos vêtements bariolés, des visages connus, un flottement léger qui est le temps hautain lorsqu'il bouscule d'un geste ce que nous portons contre lui de monticules vains.
De même façade les traits même si un ravalement a coloré le tout, et les fenêtres changées, sur le côté cette dépendance que maintenant deux baies vitrées referment sans doute pour gagner du terrain dedans, c'était il me semble bien un bazar sans nom, une grange aussi mais pas celle de derrière, ici je crois que j'avais vu le corbillard rangé, celui à mains puis pompons blancs ou noirs que poussaient quatre bonshommes, il attendait tranquille le prochain à porter, pour le reste c'est pareil, plus de couleurs peut-être, je me demande si nous étions alors dans un monde sans couleurs, j'avoue que j'en doute vraiment, mais ce qui est très vrai c'est que j'ai souvenirs sans presque aucune couleur lorsque je remonte loin dans ce qui fait mon temps.