Cinquante #34
De l'autre côté du pont aussi à traverser l'eau grise la pierre jaune qui est ici tout l'horizon et cette teinte qu'elle prend sous le soleil couchant je n'en sais pas le nom, la porte vitrée dans son renfoncement après un minuscule dédale et puis passé le portillon c'était les livres à perte de ma vue, au sous-sol les revues, en haut toute la musique, j'ai mangé tant d'années dedans là à traîner, et lu tellement que je ne sais plus quoi, le plus vif moment resté c'est la première fois qu'on souscrivait l'abonnement des disques, qu'il fallait venir avec son chèque et puis avec le diamant de la platine, le gars derrière son comptoir sérieux comme un pape prenant l'objet fragile et passant de l'autre côté, se penchant sur une loupe je crois, on ne voyait pas bien au travers de son aquarium, examinant l'état de la minuscule pointe, revenant comme s'il portait l'enfant Jésus et puis c'était d'accord, son simple geste de la tête ouvrait le droit d'emprunter tous les sons du monde, des milliers de trente-trois tours vinyl noir, une folie dans la tête, je sais tous les échos qui sont nés ces années, et comme errer tout le temps, c'était juste survivre.
C'est resté même quartier, même couleur des murs, et l'eau dessous le pont qui pourtant a coulé, a toujours même teinte, comme le plaisir intact, en longeant le long mur de voir par la fenêtre les gens assis par terre dans la lumière tiède pendant que du dehors, on se gèle les doigts, et les oreilles aussi, malgré le bonnet bleu — pour le vinyl noir, je ne sais s'il est encore dans ses pochettes caché, et qu'on le découvrait presque comme une truffe, mais ce que je sais encore, c'est Jean-Sébastien Bach, et c'est avec d'autres là-bas qu'on s'est connu, même si c'est juste un peu, et sûrement pas assez.