Les traits sont lourds plus, la silhouette aussi et là-dessus arrivent les cheveux fatigués avec la lassitude de leurs ébouriffements, il faut se rendre compte aussi de ce qu'on se fait subir, ce que cela veut dire, de crêper tout cela qui ne tient plus ici qu'au miracle du gel, qu'au miracle tout court, le cuir s'est tanné, chevelu et tout le reste, la basse cogne toujours son lancinement sombre encore ouvrant le bal, je reconnais bien A Forest et le bassiste là plié en deux, en quatre, une sorte d'élastique c'est toujours le même, Robert est sur l'arrière à napper la guitare, il a cette attitude d'écolier très très sage attendant juste son tour, que tombe le temps du chant, le reste est un pont-levis que lève la musique, à la dernière seconde toujours seulement il vient, devant la voix n'a pas bougé, je suis toujours Robert, rien ne change jamais dans ce qui me remonte dès que tombe comme ça la toute première note, l'image floue lentement semble filmée du fond sans doute avec un téléphone tenu à bout de bras, en bas on voit à peine des tables alignées et les gens sont assis, figés jusqu'à ce que ça cesse, que sommes-nous devenus à rester sur le cul, je suis toujours Robert à chanter sans arrêt pendant que les routes défilent, mon passé est devant...

Et quand bien même je sais n'avoir été Robert Smith qu'un peu, très peu, inutile de se mentir, la soirée maintenant lointaine où j'ai voulu l'être a été une danse avec le ridicule, il reste donc cette sorte de nostalgie et puis des souvenirs faisant refrains dans les jours s'écoulant, ce pourrait devenir une chanson, des bribes de paroles, la trame est là où ne manquent qu'une ligne de basse, un battement, le claquement de la batterie, cet aigu des guitares que je repère sitôt leur cri, ce moment qui revient souvent, c'est un soir d'hiver au moins, la pleine période des fêtes dans le mortel ennui qu'elles portent, aussi loin que remonte ce qui me sert de mémoire il y a cet abîme de noël, la tristesse que j'ai quand j'y repense prend toujours apparence de cadeaux qui une fois déballés, déchiquetés, étaient des avions d'un gris pâle kaki et pourquoi j'ai senti alors un très grand vide s'ouvrir je ne sais pas mais revenons à nos moutons...

... le bassiste se replie sur sa basse trop basse que soutient son genou plié plus qu'à moitié, un jour il tombera et Robert de même, en attendant on riffe jusqu'à finir en rires les doigts à peine chauds — nos mains sont de corne maintenant, il nous faut bien cela pour retenir la vie.

Il y a tant de corps, ce sont des clichés de longtemps et il y vit si jeune, parfois je trouve qu'il me ressemble mais c'est peut-être l'inverse, qui porte sous ses cheveux de toujours hirsutes une tête d'adolescent, il l'a été aussi et nous tellement, et tant, dans cette parenthèse qui ne se referme jamais, plusieurs corps à feuilleter, on dirait les corps du roi, sur les derniers clichés, les plus récents, les vidéos qu'engrange le réseau, ce goinfre à l'haleine de bitume, transpirent parfois une lassitude, les marques de la route, celles de la scène, on dirait cicatrices si l'on osait...

(...) derrière le batteur garde le rythme au clair, il tape sans fléchir, c'est l'oublié toujours et le maître du temps, parfois Robert vers lui se penche pour retourner aux sources qu'il n'a même pas perdues, la chanson est une lutte, mesure contre mesure portant sa nostalgie quand déroulant un chant, on dessine tout du long quelques minutes mangées, et puis d'autres derrière, qui deviennent des heures, des jours et puis des mois, dans la fosse sautillent ceux qui, dans leur passé, usés jusqu'à la corde, parlent toujours d'avant même s'ils sont de maintenant...

(...) il y a loin de nous alors et là tellement que même parfois sans trop savoir ce qui fait naître cela on pense à Siouxsie qu'on imagine, allez savoir pourquoi, en bientôt vieille lady s'occupant à tailler des roses dans le jardin de son cottage, les clichés très anglais ont une vie dure, et si au portail quelqu'un bouscule la cloche c'est Robert Smith, ce vieux Robert qui rend une petite visite inattendue, on se demande de quoi ils parlent dans le vert tendre du printemps, la folie des iris, peut-être de celui qu'on était quand ils étaient qui ils étaient.

(je crois, j'espère, je vois que Robert a de quoi être plus souvent satisfait que moi mais c'est l'ordre des choses, je n'ai été Robert Smith qu'une seule fois, un soir resté dans mon histoire comme l'histoire des histoires et je devine que depuis je ne suis qu'une nostalgie sans ailes).

(...) les sept milliards et quelques d'humains qui ne sont ni Robert, ni Smith, dont moi de l'autre côté de la petite mer, la Manche, qu'il me suffirait de passer, dessus, dessous, pour découvrir la ville, le quartier, la bâtisse, et sonner à la porte, mais je suis de ceux qui pensent qu'on ne dérange pas comme ça celui, celle qui tient votre admiration et puis que pourrais-je lui dire, à Robert, qu'il n'a pas déjà entendu mille fois, dix mille fois, partout, tout le temps, alors je reste de ce côté du monde et lui reste de l'autre dans la pièce où plus rien ne bouge comme le crépuscule arrive et qu'on entend de loin une sorte de rumeur, des fans traînent dans les rues cherchant où l'on demeure, une sorte de rumeur, les murmures que fait cette folle célébrité qui jamais ne s'endort.