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Plis entre plis #6

Je ne sais que dire finalement de ce temps-là, j'y vois cet autre qui était moi, je devine dedans lui des morceaux de celui que je suis maintenant et puis je vois que d'autres pièces, des éléments précis, ont disparu — pour les premiers ils ont pris le dessus, se sont comme déployés, j'en reviens toujours là, aux plis et aux déplis, à ce qu'on porte en nous qui émerge ou se fond et pour ce qui émerge, cela attire le reste, je retrouve là encore cette figure d'attracteur et puisqu'ils sont multiples, je sais bien leurs frontières, elles sont indécidables, nous sommes errants de nous, et c'est pareil encore pour tous mes souvenirs, d'aucuns se sont fondus avalés par le vide et d'autres surnagent toujours et je tourne tout autour et c'est cela pour moi qui se passe juste ici, une errance sans but dans un silence sans fin, quoi qu'il en soit pour l'heure, j'allais de l'une à l'autre, de la fac aux couloirs noirs et amphis où j'ai toujours été à la même place, celle des cancres, à la bibliothèque grise béton de l'autre côté du pont de l'autoroute qui coupe en deux l'île de son bruit permanent, incompréhensible, sous lequel on passait alors pour aller lire ou bien dormir pour ceux qui habitaient dans les cités universitaires égrenées le long de la rive, je ne faisais que ça, aller et puis venir, chercher, parcourir les milliers de fiches cartonnées empalées sur leur tige dorée et qui nous tenaient lieu de catalogue, de carte, de fil d'ariane, feuilleter des tomes lourds comme le diable emplis seulement de bibliographies sans nulle cesse et puis rêver et puis passer des heures assis à une table à lire et puis à lire et puis assez souvent à rester là vacant dans une hébétude lourde, à regarder dehors les nuages qui passaient — on ne se défait pas de ces habitudes-là.

à suivre

Une première version de ce texte a été publiée

par l'Association des Lecteurs de Claude Simon

Merci à @cgenin pour l'invitation

source de l'illustration : wikimédia commons