Au-dessus et puis dessous il y a deux villes dont les noms ne nous importent pas qui sont dessus et puis dessous si l'on regarde une carte peignant toute la région où est cette petite bosse même pas assez poussée pour que les courbes de niveau en tracent les contours. Ce sont de grandes villes, elles se haussent du col et se détestent cordialement, elles voudraient bien ignorer l'autre mais ne peuvent pas faire comme si au-dessus ou dessous l'autre n'était pas là posée en carte et puis en vrai avec maisons et puis immeubles et puis des rues et tout ceci qui fait une ville, toutes ces personnes, et tout ce bruit, qui étourdit. Elles se détestent mais heureusement, entre elles deux, il y a cette immense plaine plane les isolant l'une de l'autre et leur permettant de s'oublier quand elles le peuvent, si elles le veulent. Elles ne le veulent pas souvent et puis, avec le temps, cette modernité qui ne passe pas, se tient toujours juste quelques années devant en les obligeant à lui courir derrière, la mondialisation dont tout le monde se drape, elles ont en fait toujours à se parler, et de plus en plus même. C'est bien fâcheux et les oblige à tirer donc entre elles des traits qui sont des voies de chemin de fer et puis des routes, des autoroutes, ce genre de choses. C'est cela qui explique tout.

C'est déjà presque tout un décor, deux villes et puis entre elles une petite levée de terre au bord du ruisseau où les enfants maintenant ne sont plus à se jeter des paquets de boue parce que c'est drôle, tellement drôle, partis qu'ils sont faire leurs bêtises ailleurs, hors de notre vue, ce sera peut-être juste des cabanes perchées dans des arbres sans fin à l'autre bout des champs, on ne les voit même pas d'ici et même pas en se poussant à bout de pointes des pieds, il y a tout un village au beau milieu qui remplit son espace et ne sait rien non plus de la bosse qui nous occupe mais n'occupe donc personne d'autre, cela ne durera pas, le stylo à plume d'or qui trace un nom d'une encre distraite vient de déclencher toute une histoire, un enchaînement dont les premiers éléments étaient déjà là bien avant tout et attendaient simplement que quelqu'un se décide à dire oui. Le stylo termine son paraphe, tourne le carton, passe à la feuille suivante, signe aussi, et ainsi de suite jusqu'à la fin du parapheur, le jour avance, on voit que les lambris dorés changent de couleur doucement, c'est la lumière prenant son chemin et allant comme elle le veut, par les fenêtres ouvertes chuchotent la rue et la fontaine et puis le détourné du fleuve qui tombe de cette sorte d'écluse que personne jamais n'a vu baissée complètement, dont on distingue pourtant par le dessus, depuis la passerelle, la mécanique énorme, elle doit bien avoir un usage, peut-être seulement décoratif, l'homme referme son stylo, réajuste sa cravate, il doit encore filer à quelque pince-fesse où on attend son officiel discours, laisse la porte ouverte à sa sortie et c'est son assistante récupérant les documents qui lance la machine de la suite.

Quelques années avant, pas tant que ça et bien moins que l'avant dont il sera question après, quelque élu quelque part a eu cette idée un matin en se rasant qu'il fallait une route qui aille d'ici jusque là, une route qui rapprocherait l'ici et puis le là tout en laissant une trace, une trace de celles que personne ne saurait oublier et certainement pas ses électeurs, on connaît la chanson et sa chute connue, le temps qui passe lavant tous nos affronts en faisant disparaître sûrement toutes nos oeuvres sous l'humus des siècles, le gras lard qu'il pose lentement sur nos petites choses, et les plus grandes aussi, on sait que les routes peuvent en être et dans les forêts du village d'ailleurs où est la bosse qui nous occupe passait jadis une voie romaine dont il ne reste témoignage, du moins, rien que le commun des mortels puisse distinguer quand il se promène sur le chemin actuel, une balafre qui va droit tranchant en deux la masse verte, sous lequel est enfouie à peine si l'on en croit les archéologues une chaussée où couraient les chars d'alors et leurs chevaux luisants comme rapides. Son after-shave donc étalé puis sa cravate nouée, l'élu a fait ce qu'il fallait pour que son idée puisse devenir du bitume et le reste, bas-côtés, virages secs et glissières ad hoc, et bel et bon argent aussi et puis emplois qui en découlent et tout cela qu'il saura vendre enfin en échange de voix, ne nous attardons pas, il a convoqué l'un de ses assistants, un jeune homme aussi apprêté que ses dents sont longues, et lui a simplement montré une carte en disant sans détours "je veux une route qui fasse ça" ce qui sur le papier, nonobstant les difficultés que l'assistant connaissait mais dont il savait déjà comment les contourner, ne semblait pas grand chose à faire, ce qui faisait que la suite était toute tracée ou presque : quelques dossiers quelques débats quelques mois longs plus tard un peu de sueur et d'ouvriers et l'on pourrait inaugurer, c'était une affaire entendue.

Pour ce qui concerne la bosse elle dépare donc dans la vallée toute plate ou presque, c'est sur le fond qu'on est, sur un plateau, autour bien entendu sont des collines mais à part elles on dirait comme une main, cela fait creux et plis mais tout de même les choses vont en douceur, on ne passe pas d'une altitude à l'autre soudainement alors que là, dans ce champ-là, quelque chose ne va pas et l'oeil ne s'y trompe pas qui s'y accroche à chaque fois et prend dedans sa gêne l'esprit de qui regarde qui se demande ce que c'est donc, et en discute avec un autre, et puis un autre, on parle de ça au coin du feu ou bien du zinc, on se raconte des histoires qui sont de hier et de bien d'avant, on se raconte toutes ces choses inventées dont on pense qu'elles pourraient bien être vraies, que dessous ça, cette herbe rase qui est plus haute, il y a quelque chose d'enterré dont la mémoire s'est perdue, un rocher, une chapelle, une maison toute brûlée, on ne sait, celui-là se souvient qu'il a su et puis non, il se trompe, il repaye une tournée, on oublie, les feuilles tombent puis la neige les suit, et quand vient le printemps il y a tant à faire que personne ne s'occupe d'une bosse haute comme ça dans un champ large comme ça, puis une année suit l'autre et pendant tout ce temps dans la ville là-haut sous les ors tranquilles le dossier de l'élu suit son bonhomme de chemin alors même que l'élu ne l'est plus, une élection est passée, il a rendu son écharpe ou son siège, on ne sait plus, on l'oublie lui aussi, mais pas ce qu'il a déclenché, pas cette idée qui est devenue une évidence puisque tout le monde en parle maintenant sans plus en questionner la pertinence, l'origine, et que de débats en enquêtes puis en simulations et en validations, elle a passé toutes les étapes qui transforment les idées nées sous la mousse à raser matinale en lignes sur les cartes, autant dire, en réalités, en ce qui fait nos horizons, voilà bien des détours pour dire que la signature dont il a été question auparavant a fait tomber la dernière digue, celle derrière laquelle sont les engins de chantier et que là, ce bruit que l'on entend, c'est celui qu'ils font tous quand ils se mettent en branle, quand on creuse la terre.

Un matin donc, après avoir traversé la forêt où les herbes et les arbres n'en finissaient pas de s'écouter s'égoutter, une camionnette blanche a longé les étangs sous les regards indifférents de trois hérons endormis presque encore, a pris les virages les uns après les autres comme s'ils avaient été les folles courbes d'un circuit Formule 1, s'est garée là au bord d'une route tous warnings clignotants, il y avait partout cette brume effilochée, un très mauvais coton, il valait mieux pour commencer éviter l'accident et personne de fait ne remarqua vraiment ce jour-là les deux hommes qui passèrent quelques longues minutes, assis sans sortir du véhicule, à pianoter sur les claviers des PC portables tout terrain maintenant posés sur leurs genoux emballés d'une toile rude, de celle dont on fabrique les vêtements de chantier, ce tissu-là, rêche et brillant un peu et toujours surpiqué de bandes fluorescentes, comme si cela ne suffisait pas d'être engoncé là-dedans, il fallait encore être vu de loin ce qui, donc, n'arriva pas : les voitures qui passèrent à cet instant précis étaient toutes, par un hasard énorme, celles de ceux qui traversent le village mais n'en sont pas, ne font qu'aller d'un côté à l'autre de la vallée, ne se préoccupent donc pas de ce qui agrémente le chemin, ils ont bien trop à faire, ils essaient juste de n'arriver pas en retard pour embaucher et passèrent donc sans prêter garde aux deux hommes qui, leur tâche terminée, redémarrèrent pour aller se garer plus loin, et puis plus loin, et puis plus loin, sortant rapidement du cadre de l'histoire et ne laissant derrière qu'à peine quelques brins écrasés aux bas-côtés, les grands bouleversements commencent souvent d'un rien du tout, c'est cela qu'on attend.

Ce qu'ignorent ceux du village, eux qui n'ont d'ailleurs rien vu, on pourrait bien n'en parler pas mais tout de même, cela fait part de cette histoire, pose un décor, c'est que cette camionnette n'est pas seule à sillonner ainsi, à s'arrêter partout. Avec elle, dans le même temps, c'est en fait toute une armada de véhicules exactement pareils, pilotés par des équipes de mêmes hommes ou presque, on voit bien que sous la sorte d'uniforme qu'ils portent, ils sont autant de différences, qui entre les deux villes pose partout les taches blanches de leur équipement, des champignons ne restant pas en place. Ce qu'ils font tous autant qu'ils s'agitent est assez simple quoi que laborieux, et consiste en un relevé précis du monde, du moins, de cette partie du monde posée entre les deux cités et sur laquelle, puisque l'élu jadis qu'on a presque oublié déjà l'a décidé, une route doit venir, on ne sait pas encore vraiment où et c'est pour cela qu'ils sont donc là, seulement pour ça, vérifier que les cartes déroulées partout dans les bureaux, et le moindre petit tronçon de bitume noir, le moindre fossé, le plus petit arpent de terre, sont dans une concordance, en gros et résumé, que la réalité est celle qu'on a a dessiné jadis et qu'on va transformer en commençant par son reflet, des cartes encore, avant que de porter sur le terrain, la terre, les traits qu'on a posé au crayon gras sur le papier épais, rigide, ayant toujours ce léger touché de ciré, qu'on voit bien étalé sur les grandes tables d'où des ingénieurs à cravates noires et lunettes sérieuses changent l'horizon, le remodèlent à toute façon, ça fait rêver un tel métier mais au village tout le monde s'en fout, personne n'a jamais prêté attention aux routes, à qui les fait, elles sont là comme il faut, le reste ne questionne personne.

Les choses n'avancent pas vite. Un tel chantier se décide comparativement rapidement mais il ne démarre pas comme ça, d'un claquement de doigt, d'un simple paraphe en bas d'une page, et la préparation de la première tranchée prend tellement de temps qu'il s'en faudra longtemps encore avant qu'une pelle renverse la première motte, creuse son premier trou. En attendant, au village, les choses vont comme d'habitude, ni plus, ni moins, dans cette permanence des choses qui s'étalent quand elles sont chez elles en l'espace exact où elles étaient auparavant, une routine en somme : les saisons passent, les ruisselets débordent, les vaches fuguent de leurs prés et les paysans derrière les poursuivent et cela prend parfois des jours entiers avant qu'on parvienne à réduire la bête à force de ruse, à force de chiens, dans quelque taillis d'où engoncée dans les ronces terribles lassée griffée elle ne voudra plus sortir, où on pourra enfin s'en approcher avec toute la prudence qu'il faut, un coup de sabot peut briser net une jambe ou même tuer le maître, se glisser doucement vers elle, écouter sa respiration affolée essoufflée, lui repasser une corde tout autour du cou et la tirer, morte ou quasi, jusqu'à l'étable tiède où elle s'écroulera pour dormir, les gars autour en discutant ensuite pendant des heures se réchauffant, cafés et pousse-cafés, on l'a bien mérité, le chien énorme qui pose sa gueule sur les cuisses bleues aura même droit à son sucre blanc, on rit mais on sent bien qui vient la fatigue froide de l'hiver, celle qui se glisse le long du dos, monte aux épaules, saleté de bête, on va rentrer, la course a bouffé tout le jour, dehors quand on quitte le refuge de la ferme basse, la chaleur énorme des animaux, l'obscurité est là déjà dégoulinante dans chaque recoin qui semble attendre de nous saisir il faut marcher très vite pour s'échapper, résister au grand froid qui gagne toujours et c'est mystère alors ces histoires de route, vraiment, tout le monde s'en fout et l'on s'enfuit marchant épaules rentrées et poings au fond des poches, c'est petite manière de lutter en sachant qu'on perd déjà.

Lui pour ce qui le touche ne chôme pas qui sait déjà qu'il va chapeauter tout ça, le chantier, les hommes, qui commence à couvrir les murs de son bureau de diagrammes, plannings, rétro-plannings s'avérant autant d'outils dont il se sert pour organiser les fourmis loin, là-bas, qui changeront la face du monde. Il s'appelle William. On n'en saura pas beaucoup plus sur lui et ce prénom est déjà beaucoup, c'est le premier de ceux qu'on croise ici à avoir un prénom, les autres pour le moment n'ont été que des ombres, la plupart le resteront, lui manipule loin de tout ses outils qui jonglent avec les règles d'un grand jeu passerait pour vidéo s'il n'avait pas des conséquences réelles, s'il ne produisait pas, tout à la fin d'enchaînements dont la plupart d'entre nous sont incapables de les concevoir mais pas lui, donc, dont c'est le métier, de grands changements dans la réalité, de nouvelles balafres au visage du monde dont William, ainsi, prépare la prochaine, seul ou presque, et sans savoir, d'une part, que chacune des décisions qu'il va prendre maintenant va s'emboîter précisément dans la suivante jusqu'à aboutir au pli de terre qui nous occupe ; que d'autre part, il doit mourir un jour, bien après cette histoire, sur l'un des chantiers qu'il programmera toujours, écrasé par un bulldozer effectuant une marche arrière quelque peu hasardeuse et dont, comble de malchance, les avertisseurs sonores de recul n'auront pas fonctionné, ce qui fait que William terminera sa vie écrasé comme une crêpe, le visage enfoncé dans la terre ameublie pourtant par les charrois des chantiers mais restée dure assez pour qu'il ne s'en relève pas, cela prêterait à sourire s'il ne s'agissait d'une mort d'homme, celui-là même qui ce soir, comme je parle, est encore attablé à manier sans avoir l'air d'y toucher un futur bien vivant, les esquisses d'une route.

Or donc voilà à un moment que ça commence, je veux dire, vraiment : à l'aube des hommes arrivent sur un dépôt, ils sont éveillés déjà depuis longtemps, ils habitent loin, la plupart sont des intérimaires qui s'engagent là sur un chantier dont ils ne savent rien sinon qu'il sera ce qui va leur pomper leur sueur et leurs forces en échange, à la fin du mois, de quelques chiffres sur un bulletin de paie qu'ils serreront avec les autres dans les grands classeurs gris où s'entassent ces feuilles mortes et leurs années jusqu'à ce que cela suffise à prendre une retraite, si le corps suit encore, il est tôt, ils sont là pour ce labeur qui vous laisse le soir hébété de fatigue et de crasse endormis tout au fond de l'auto, c'est un autre qui roule, on se tasse à plusieurs, toutes les économies sont bonnes, plus tard, quand la route avancera comme un ver, on dormira plus au près, là où la société de BTP trouvera à les héberger, des gîtes, des hôtels qui n'en ont que le nom et dans lesquels tous les clients ou presque seront ceux du chantier comme on les nommera dans les parages le temps qu'ils y seront, ils savent tout ça, ce sont des sortes de vagabonds, une confrérie, c'est même leur métier que de n'être jamais dans les mêmes lieux mais pour l'instant ils battent la semelle debouts en rond, ne se connaissent pas ou alors parfaitement pour ceux qui ont oeuvrés ensemble avant, certains se serrent la main, il y a parfois une bourrade, quelques exclamations, on parle déjà très fort puisque personne n'écoute vraiment et que par là les engins chauffent maintenant avec leurs moteurs animaux qui crachent gras et larges comme deux mains grosses, il y a toujours là-dedans un qui ne parle pas, ne bouge pas, attend, on ne sait quoi, peut-être ça, que ça se taise quand arrive le chef, il n'a pas besoin de le dire, on sait que c'est le chef, des signes qui ne trompent pas, pas la même fatigue, pas tout à fait l'usure, des yeux qui vont tout droits, il hache quelques mots et puis tout le monde embarque, on creusera dans la journée les premiers trous, faire une route c'est d'abord faire le vide.

Tout ça se passe loin du village encore, de la vallée en vrai, cela n'intéresse donc personne et puis personne ne peut savoir que ça a commencé même si dans les journaux de minuscules entrefilets ont évoqué une route, le début du chantier, tout cela est tellement loin, ce pourrait être de l'autre côté des océans, quelques lignes en bas d'une page pliée repliée passent inaperçues et même si quelque part, dans une maison ou bien une autre, une femme qui a pour habitude de lire à haute voix pour la tablée le quotidien qu'elle a trouvé sur le pas de la porte a conscienceusement déchiffré de sa voix haute et claire l'annonce des premiers creusements, c'est resté lettre morte, on veut bien croire tout ce qui est écrit mais là, on attendra pour croire de voir, c'est le syndrome de Saint Thomas, c'est maladie courante ici, on croit ce que l'on voit, les pierres, les arbres, la terre, le reste reste des mots, la femme continue sa lecture et l'on entend seulement qui l'accompagnent comme elle avance les bruits des bouches qui mâchent, c'est le casse-croûte matin, il faut manger pour vivre, dehors tout à côté il y a les bêtes et cette légère brume qu'elles font l'hiver à ras de poils, ça sent la vache toujours, il ne reste plus que quelques jours pour pouvoir les sortir au pré avant qu'elles restent à l'étable, justement il faut les y mener, elles vont fermer la route le temps de dix minutes de leurs dos ronds, de leurs mamelles qui dansent, le pré est celui de la bosse, les vaches n'en ont que faire, c'est l'herbe humide qui les attire, elles broutent sitôt rendues et même le paysan qui attache la clôture s'en fiche aussi, ce qui compte c'est de clore et de ne pas oublier le fil de fer en haut qui assure le tout, on verrait bien le cirque si quelque fourbe de ces bêtes-là se sauvait au village.

Pendant qu’on parle ici ailleurs le chantier fait son trou et grave dans des paysages jusqu’alors restés intacts ou presque, disons légèrement éraflés par les hommes au fil des siècles, un large sillon de terre retournée qu’on voit même de très loin, du haut des bourrelets que fait cette vallée immense s’inscrivant dans un réseau de plusieurs se rejoignant, s’éloignant au gré de contraintes géologiques dont on ne parlera pas ici, cela n’intéresse pas grand monde ou plutôt, la plupart n’y comprend rien, ne parvient pas à lire dans ce livre de rocailles et de glaise grasse, de couches, d’éternité de temps à l’échelle des petites choses qui à la surface s’agitent, grattent le superficiel de la grosse boule, avancent chaque jour un peu plus en laissant derrière d’autres perspectives, de nouvelles manières de vivre, la route qui vient change déjà tout et pas que la forme des lieux, elle renverse les distances et modifie les heures, c’est tout un tremblement qui commence à sa pointe, sur ce front de creusement où alignées des grues jaunes et puis noires avalent des tonnes de tout pour les cracher derrière sur les dos plats rayés des lourds camions dont on ne sait jamais ce qu’ils en font, de toute cette terre, elle sert peut-être à continuer le monde plus loin, à construire un polder dedans le vaste espace qui pousserait la planète vers d’autres extrémités, c’est comme un rêve, revenons au vrai, à la couleur de la tranchée et à ces pelleteuses énormes qui chaque coup de leurs dents larges découvrent les dessous du dessus, cela fascine, il y a toujours sur chaque chantier des hommes spectateurs qui stagnent et du bord des barrières restent ballants le long du jour et puis regardent tous fascinés ce qu’il y a dessous tout ça, le plus souvent, pas trop grand chose, des racines blanches, et rien de plus. 

Il y aura des tonnes et puis des tonnes de glaise charriée, des rocailles à foison, des herbes décapées et mêlées, des choses dont on ne sait le nom qui font une pâte du monde et tombent des godets hauts aux camions dans des bruits mous, lascifs, gras, pendant que d’autres sont des tonnerres, la pierre est y bien dure cognant l’acier en gros roulements, de tels chantiers font bruit d’enfer, on entend tout à leur ronde le remuement qu’ils sont et qui longtemps et loin résonne, le bruit des échappements, celui des masses qui tapent claires, les cris des hommes hurlant pour tenter de passer par-dessus l’orage mécanique qu’ils génèrent et on ne gueule jamais assez parce que c’est presque une bataille, une guerre, il y a un front qui va devant et puis derrière tout qui s’en suit, il a aussi ces brefs moments où ça s’arrête, c’est le midi, c’est une trêve brève, on se pose où l’on est, on dort même si l’on peut mais plein seulement du repas à peine chaud faisant tout de même son animal dans les ventres remplis, à la fin de la pause les seuls sons surnageant dans le silence enfin sont les ronflements lourds de ceux qui peuvent, le bruit plus fin des cigarettes sur lesquelles on tire fort, les discussions voix hautes, il y a une sirène et c’est déjà la reprise, un dormeur sursaute, il fait cela chaque jour, ne s’y habitue pas, à ce sifflet aigu, et chaque jour de même, le dormeur s’étire, se lève en maugréant et puis dans ses bottes grises, s’en retourne comme les autres creuser un peu plus loin comme s’ils creusaient ensemble une tombe qui n’a nulle fin.

Tout s'arrête le soir et les fins de semaines d'un seul coup, d'un cri, de cette sirène encore qui dessine dans l'espace les frontières du temps et fait se vider tout l'endroit en quelques minutes à peine, les hommes ne traînent pas quand arrive le dernier moment et c'est encore plus vrai au vendredi qui est toute une promesse avec ses deux jours pleins emplis de rien, on se reposera, on laissera les corps rouler dans la paresse ou bien peut-être on travaillera sur un chantier mais ce sera pour soi et ce sera le sien ce qui change tout, on y pense au retour dans les voitures emplies tassées de toutes ces lassitudes, on pense à ce qu'il faudra faire, emporter, prévoir durant ces quarante-huit heures qui viennent, on ne pense jamais au lundi, il est encore loin, on ne pense pas non plus à ce qu'on laisse derrière, à ces tranchées abandonnées sous la pluie et autour desquelles errent toujours un chien ou deux, des rôdeurs dont on voit les silhouettes à peine passant par-dessus les clôtures quand elles existent, se glissant dans le vide laissé par les engins regroupés par endroits et dont les clefs de contact sont parties dans la camionnette du chef de chantier, ça n'arrête pas un voleur décidé mais évite au moins les plaisantins, les défis de garçons, les accidents que ça pourrait donner, ces bêtes-là d'acier se retournant ne laissent pas de chances à celui qui pilote alors autant ne rien faire traîner, des brouettes se balançent suspendues en hauteur et sont des fruits gris-vert mouchetés, cela grince parfois même si le vent est tombé, les averses ne cessent pas qui remplissent chaque trou d'une eau d'un beige louche, les gars pataugeront là-dedans sitôt la première heure lundi, pour là plus rien ne bouge que tous les ronds dans l'eau.

La plupart d'eux ne font que ça, suivre l'avancée d'une trace qu'ils enfoncent tous ensemble dans la terre molle ou la rocaille ou les rochers, c'est toujours la même chose, le paysage seul change et les visages des gens, les têtes de ceux qui par-dessus les palissades les regardent s'échiner, les visages des femmes qui les servent le soir dans les restaurants où ils font de grandes tablées silencieuses autour desquelles personne ne traîne le repas avalé tant le corps n'en peut plus de fatigue, les visages des filles qu'ils croisent le matin au sortir de leurs chambres d'hôtels miteuses atendant dans les couloirs qu'ils partent pour nettoyer derrière leurs chambres où s'entassent ce qu'ils ont de maigres bagages, ceux qui ne vont nulle part ne se chargent jamais et eux ne vont jamais ailleurs qu'au bout de la tranchée, ils s'en reviennent le soir, les chambres sont rangées et les serviettes pliées, la routine est sans fin, il n'y a que les fins de semaine pour apporter quelques changements et encore, ce qui change, c'est qu'ils peuvent ne pas se lever tout de suite même quand l'habitude chevillée les fait s'éveiller tôt, rien ne presse, ils lambinent, passent la majeure partie du temps à somnoler, la TV sur le mur laisse couler sur eux son onguent, tout cela n'a pas de sens, ils guettent les repas, ils guettent le soir qui vient, et sourient quand ils peuvent à la réceptionniste qui les oublie de suite, ils sont tellement nombreux, et se ressemblent tous.

Il arrive bien que des amours naissent mais ils ne durent jamais longtemps, les hommes passent et ne restent pas, les femmes qu'ils rencontrent contre la terre ne font pas poids, elles savent bien que rien ne pourra retenir ces hommes aux mains râpeuses, elles tentent quand même cet impossible de les aimer tout ce qu'elles peuvent, ils ne sont jamais vraiment là et même en plein amour derrière la porte il y a toujours une respiration et c'est celle du chantier qui avance tous les jours et chaque matin la route en devient donc plus longue et puis un soir les hommes ne rentrent pas et les femmes ne les attendent pas, elles pleurent un peu dans le vestiaire et les oublient comme tout le monde les oublie et même les entreprises qui les employent quand il faut licencier, ce sont des hommes interchangeables, des pièces de la machine, eux-mêmes parfois ne savent plus qui ils sont réellement, s'ils existent vraiment, si ce visage qu'ils rasent dans la glace est bien le leur, si ce corps qu'ils usent n'est pas juste un outil qu'on leur a remis à la signature du contrat avec la paire de chaussures de sécurité, la veste de chantier à écusson de la boîte et le tee-shirt assorti qu'il ne faut porter que quand une inspection se fait, le reste du temps le tee-shirt est en boule au fond du sac et prend ses plis, il mine les visages, dans tous les sacs il y a ce même tee-shirt, et les gars ont tous même visage, ils sont outils de chair, c'est peut-être cela qui émeut tant les femmes.

Et là kilomètre après kilomètre on s'est approché du village et il a fallu des litres de sueur et autant de gasoil et des heures et des heures de temps/homme et des arrêts de chantier quand on rencontrait quelque chose qui n'était pas prévu qu'il fallait contourner éviter exploser qui stoppait tout et pendant quelques temps jamais plus d'un jour ou deux tout était en suspens et les hommes dans leurs chambres à dormir ébahis du repos inconnu jusqu'à ce que tout rédémarre dans une rage de rattraper ce qu'on pouvait une rage de hurlements et d'accélérateurs d'échappements noirs comme la nuit et puis soudain le débouché dans la vallée qui n'a été évènement que pour nous tous pour eux ce n'était qu'un paysage de plus à lacérer la plupart n'ont rien remarqué à un moment tout juste les bois à franchir encore et tous sachant qu'il y aurait le temps de crever cette forêt un rythme plus lent — les arbres que l'on rase les souches et leurs racines accrochées dans le dedans des roches compliquent tant tout c'est pour cela que ces hommes-là n'aiment pas ça, ils aiment la terre plate grasse et droite les accueillant comme une putain, les arbres sont des écueils, chacun se construit la mer qu'il veut, perdus là-dedans et même si la trouée qu'ils poussaient autour d'eux était large à s'y perdre, on sentait aux tréfonds cette crainte d'avant, des hommes d'avant les hommes, de ce qui là-dedans aux sous-bois peut-être bien se cachait, cette angoisse sourde et puis légère qui s'allégeait quand on voyait la lisière loin et puis plus proche et puis toute proche et puis voilà on était à l'air libre nouveau, on était là, à l'orée de la vallée longue et puis là-bas, ce qu'on voyait, c'était bien le village, personne pour savoir qu'entre ici et puis là il y avait cette petite butte, elle changerait tout.

Le pilote pelleteuse ce jour-là n'était pas un débutant, loin s'en faut, et il aurait peut-être été préférable qu'il le soit, débutant, ça aurait évité la suite, il aurait laissé les mâchoires méchantes de sa pelle manger le bord du tumulus et puis un peu du reste, juste assez pour qu'on distingue quelque chose d'anormal qui n'était pas une racine énorme, on aurait arrêté le chantier quelques minutes, voire peut-être pas, pour regarder de quoi il retournait, les gars se seraient accordés d'un regard, le chef de chantier aurait haussé les épaules, il aurait fait ce geste du doigt qui tourne en l'air et signifie on reprend le travail, les moteurs auraient recommencé leur rage et puis voilà, on aurait traversé tout ça en quelques brèves minutes, ravageons tout et puis n'en parlons plus, ça arrivait parfois, les missions préparatoires ne pouvaient pas tout repérer, les deux trois gars chargés de ça en avaient jusque là, des zones à vérifier, ils bâclaient parfois le boulot ou juste passaient à côté d'une trace, cela arrive aussi, qu'on ne repère pas une évidence, et les ouvriers des chantiers quand ça pouvait arrachaient tout sans sourciller, on s'évitait bien des tracas, tout le monde le savait sauf que cette fois, le pilote là-haut avait dans l'oeil de quoi lire les signes et là, il s'arrêta avant, tout juste avant, immobilisa le bras de son engin en relâchant l'espèce de manche qui lui servait d'outil, ouvrit la porte, descendit, fit quelques pas, cracha dans l'herbe, s'accroupit pour regarder un peu ce que la terre faisait, remonta, et coupa le moteur : il n'irait pas plus loin, et ceux derrière non plus pour le moment, quelque chose était là dessous la terre caché qu'il fallait vérifier, c'est ce qu'il dit assis depuis son siège au premier qui lui demanda pourquoi il s'arrêtait, qui le répéta au chef de chantier, qui jura, et n'essaya même pas de convaincre l'autre là-haut d'avancer, il le connaissait de longtemps, c'était une mule et pire.