Vallée

(...) que nul ne traversait jamais parce qu'il n'y avait rien à traverser que quelques maisons faisant un tas entre les fourches des routes et des ruisseaux et qu'on serait passé là sans rien remarquer s'il n'y avait eu un panneau à l'entrée signalant le village le fermant quand après on sortait par là-bas la vallée n'ayant pas intérêt suffisant pour que quiconque s'y risque s'y engouffre et sans doute que ça n'avait pas changé depuis les siècles des siècles et que ça faisait de tout ça la vallée les maisons les chemins un peu la même chose que ce qu'on voyait lorsqu'on descendait des cimes et qu'on passait une partie du jour à onduler le long de la rocaille à descendre et monter et à voir de loin des maisons sur les pas desquelles personne jamais n'était un peu la même chose que ça un monde totalement complètement clos où tout le monde se connaissait tellement qu'on finissait par haïr copieusement chacun et que fatalement certains hivers c'était des morts qu'on retrouvait dessous les granges à sécher tous pendus comme des oignons sans terre.

(...) des morts qu'on retrouvait dessous les granges à sécher tous pendus comme des oignons sans terre et qu'il fallait décrocher dans les cris hurlements évanouissements des femmes venant de les découvrir la langue bleue énorme la face pour une fois rubiconde sans vin derrière pour en expliquer les rougeurs les bras les jambes incroyablement longs à croire qu'ils s'allongeaient après le dernier souffle cette impression ne durant jamais longtemps les gars posés sur le sol après qu'on eut coupé la corde rapetissant aussitôt jusqu'à reprendre taille humaine au milieu du cercle que faisaient ceux déboulés alertés par les hurlements et préférant ne pas aider à la manoeuvre de crainte d'attraper le mauvais oeil à toucher le pendu qui n'en était qu'un de plus dans la cohorte qu'ils finissaient par faire depuis le temps que l'on trouvait dans la vallée des cordes et puis des poutres et des raisons de s'y accrocher pour mieux y voir et d'un peu plus haut que rien ne changeait à part peut-être les saisons et encore, elles tournaient en rond.

(...) et encore, elles tournaient en rond en s'entassant les unes sur les autres comme nos os dans le cimetière là-bas qui était comme la première pierre du village la première borne du ban la première chose que l'on voyait en arrivant après avoir marché des heures durant entre les haies qui étaient des forêts dont la légende voulait que nous fussions tous sortis issus nés un jour jadis longtemps longtemps avant que le temps ne commence sa marche hésitante ne commence à nous piétiner avec ses grands pieds bêtes et blancs et noirs de la crasse qu'ils ramassaient en nous broyant et qui était aussi un peu de nous de notre sang de nos chairs devenues noires à mesure que nous devenions vieux puis morts puis plus rien que des vagues souvenirs que les survivants se passaient comme on se passe une chose inutile jusqu'à ce que enfin quelqu'un oublie vienne à nous oublier nous laisse retomber dans le grand rien sur lequel le temps et ses pieds marchaient sans plus de cérémonie que cela...

(...) sur lequel le temps et ses pieds marchaient sans plus de cérémonie que cela mais en faisant un grand bruit sourd qu'on entendait quand on posait la tête sur la terre froide dure terrible qui était notre terre et dans laquelle on savait bien qu'on terminerait alignés à la parade silencieux un temps au moins, un grand bruit qui nous remuait les tripes et vibrait dans nos oreilles quand on se relevait blêmes transis de l'avoir entendu alors qu'on avait pensé quand les autres en avaient parlé que ce n'était qu'une des légendes qui couraient entre les maisons et les feux du soir et les siècles des siècles qui couraient entre nous qu'on tirait des grands paniers de nos mémoires et de celles de ceux d'avant qui les avaient emplis, ces paniers imaginaires, de ce qu'ils avaient reçu en héritage et de ce qu'ils avaient ajoutés inventés comme nous le ferions à notre tour histoire d'en alourdir encore la panse d'osier craquante sous le poids que tout ça faisait nos histoires leurs histoires ce grand bruit des pieds noirs du temps qui ensuite nous réveillerait la nuit...

(...) ce grand bruit des pieds noirs du temps qui ensuite nous réveillerait la nuit nous secouerait à l'épaule violemment nous ferait nous dresser droits comme cierges dans nos lits détrempés d'une sueur âcre mauvaise vineuse tendre l'oreille des heures durant de plus en plus frissonnants terrorisés n'entendant finalement plus rien que les chiens dehors hurlant sans trop savoir pourquoi et les craquements des arbres que le gel tenait maintenant à la gorge et serrait sans plus vouloir lâcher son emprise et nos dents une chamade battant et les ronflements de toute la famille traversant les murs et les pièces et leurs ombres mouvantes et les rues même parfois jusqu'à ce que l'aube grise mercure vienne gratter aux portes et laver les rues de toute trace de la nuit et que l'on se retrouve au matin épuisés d'avoir veillé comme on veille le mort qu'on sera sans doute bien plus tôt qu'on ne le voudrait, épuisé d'avoir attendu d'entendre les roues de la charrette qui disait-on passe ramasser les âmes et nous laisse morts dans nos lits sales nos lits de moins que rien...

(...) nos lits de moins que rien nos lits que nous traînons de maison en maison comme nous allons ici ou là nous marier offrir nos mains nos bras notre travail nos culs ventres nos bouches pour finir ici ou là entre quatre murs qui pourraient tout autant être quatre autres murs voire pas de murs du tout pour ce que cela nous fera d’être ici ou là quand il s’agira de crever à peine mieux que ne le faisaient nos chiens quand nous les retrouvions le ventre ouvert par quelque coup de sabot d’une vache une mauvaise dont nous avions appris à nous méfier mais pas eux pas les chiens...

(...) mais pas eux pas les chiens dont on aurait pu croire qu’ils finiraient par comprendre qu’ils n’étaient que tolérés ici ainsi que nous mais non les bêtes ne saisissaient pas cela et nous les portions éclatés fruits trop mûrs sur le fumier où ils finissaient de se vider geindre haleter et puis passaient gelaient et devenaient ces choses raides et dures pierres avec lesquelles les enfants s’amusaient sans hésiter sans résister à ces jouets dont on aurait dit qu’ils étaient des poupées mais pas de celles que personne ici n’avait jamais vu dans une vitrine pas de celles-là plutôt des nôtres faites de chiffons de ficelles sales que nous ramassions un peu partout et que nous assemblions pour en faire de quoi oublier un peu ce que nous étions....

(...) un peu ce que nous étions sur ce ban dont nous ne sortions pas ne voulions pas sortir ne pouvions pas et qui était à lui seul l’univers tout entier ramené à quelques hectares de bois vignes terres tassées sur lesquelles nous et les générations passées nous entassions et pourrissions devenions humus et mousses qui composeraient la suite de l’univers en un empilement qui finissait par s’écraser lui-même sous le propre poids de son vide que nos vies ne parvenaient pas à emplir suffisamment pour que cesse cette machine-là...

 

(...) pour que cesse cette machine-là quand sur le seuil de nos maisons nous passions la journée à regarder passer la journée et les vaches partant au pré rentrant du pré et ainsi tous les jours sitôt qu’on pouvait les sortir sans risque qu’elles crèvent de froid de faim dans leurs pâtures où les suivaient les enfants dès qu’ils le pouvaient savaient marcher taper de toutes leurs maigres forces avec les bâtons qu’on leur tirait des fourrés fouets sur les culs larges et durs qui nous lâchaient au nez leurs bouses dont on entendait le bruit qu’elles faisaient en s’écrasant au sol jusque dans les cuisines où l’on attendait près du feu on ne savait quoi...

(...) dans les cuisines où l’on attendait près du feu on ne savait quoi qui ne serait pas cette ombre claire puis de plus en plus opaque à mesure du jour qui s'immisçait partout coulait entre les arbres entre les murs entre nos bras nos jambes atteignait nos épaules puis nos bouches presque exactement comme l’eau (celle-là s’arrêtait moins haut) qui montait du ruisseau chaque hiver et avalait les prés et les champs de ses dents grises folles de cette bouche toujours plus large dans laquelle disparaissait presque tout le paysage presque tout au point qu’au plus fort de la crue toutes les maisons semblaient suspendues posées sur un ciel de même couleur que celui d’en haut et que nous marchions là-dedans jusqu’aux haut de nos ventres mangés de toute cette eau...

(...) nos ventres mangés de toute cette eau, quelque chose qui ne serait pas cette ombre qu’on avalait sans s’en rendre compte avec chaque seconde et qui nous rongeait du dedans et faisait de nous des sacs vides qui bougeaient encore mais seulement par habitudes et par routines celle des saisons celle des vies c’étaient les mêmes et qui son travail de sape terminé nous faisait nous effondrer sur nous-mêmes parfois des années avant qu’on crève enfin de tout fatigués...

 

(...) une chose glauque et immobile et tant vaseuse qu’on devinait à peine sous la surface des animaux qui glissaient mollement et n’attendaient qu’une occasion de surgir à la surface pour y faire de ces bonds à l’issue desquels ayant gobé la mouche qui passait ils pouvaient disparaître à nouveau dans l’incognito de leurs tréfonds sales et obscurs (j’ai souvenir d'avoir passé des heures accroupi au bord de la trouée crasseuse qu’était la mare à attendre ce moment où apparaissait un bref instant ce qu’elle cachait en son ventre qu’on savait lourd sous ce rideau de minuscules lentilles vertes)...

(...) avant qu’on crève enfin de tout fatigués et qu’on nous fourre dans la boîte noire dont le menuisier là-bas dans sa maison de guingois avait une réserve comme son père avant lui avait de même et le grand-père aussi de même les hommes de cette famille-là se transmettant les clous et les marteaux et les planches copeaux rabots cercueils de génération en génération comme s’ils’avaient été capables de ne faire que ça du bois tailler couper raboter et vernir pour en faire de quoi nous contenir tous capables de ne faire que ça des meubles pour y ranger nos pauvres effets qu’on laissait derrière une fois raides morts capables de ne faire que ça et puis répandre partout de la sciure...

 

(...) et puis répandre partout de la sciure qu’ils avalaient comme nous respirions et qui finissait par leur dessécher le gosier ce qui sans doute explique que le menuisier et son père et le père de son père avaient la bouteille facile et qu’on les retrouvait plus souvent au comptoir ou attablés devant un pichet qu’à la scie pour débiter les planches de leurs caisses à morts..

(...) les planches de leurs caisses à morts dont on ne voyait dans leur cercueil quand on s'y penchait les mains bien accrochées au bord pour n’y pas tomber que la voilette qui recouvrait leur visage et l'arête que faisait leur nez sous cette dernière en tendant le tissu jusqu'au menton qu'on fixait longuement dans l'espoir la crainte la terreur d'y déceler un souffle le battement d'une respiration retenue revenue...

(...) une respiration retenue revenue qui jamais n’arrivait et l’on se relevait soulagé en fait parce que le monde aurait été invivable si les morts s’étaient soudain mis à revenir de leur ailleurs pour déambuler dans la vallée à nouveau et revenir dans leurs maisons où nous étions à présent et se coucher pour leur sieste dans les lits qui étaient devenus les nôtres et manger à nos tables notre soupe et boire notre vin et passer leurs journées dans nos pattes à nous regarder travailler et vivre et à critiquer tout ce que nous faisions comme s’ils avaient fait mieux de leur temps...

 

(...) comme s’ils avaient fait mieux de leur temps qui n’était plus le nôtre et que nous avions oublié (le leur) pour pouvoir mieux nous occuper du nôtre et patauger comme nous pouvions dans cette mare qui faisait de nos jours et nos nuits à peine troublés par les guerres et les naissances et les mises en terre qui n’étaient qu’autant d’occasions de nous saouler autant que possible sans en avoir l’air...