Et voilà que maintenant, on nous parlait d'orientation à chaque cours ou presque, une sorte de mantra, avec par ailleurs nos profs nous noyant dessous des monceaux de papiers censés nous aider dans nos recherches, nos choix, les métiers qu'on visait, les études qu'on allait devoir suivre pour arriver là-bas, dans le monde adulte, bardés de tous les diplômes possibles, heureux, et riches nécessairement. De belles brochures très colorées. Des trucs Onisep qu'on feuilletait comme les catalogues de la Redoute, l'émotion et le rouge aux joues en moins puisque, tout le monde sait ça, c'est entre les pages de ce pavé arrivant par la poste puis traînant dans toutes les maisons qu'on a vu nos premières femmes presque dévêtues, dentelles et fanfreluches nous séparant à peine de leurs chairs qu'on imaginait lascives.

En attendant, pour notre avenir, on ne savait pas. On voulait tous être pompiers, ou aviateurs, ou ne rien faire, ça semblait bien aussi, on se disait, ça nous irait parfaitement, passer une vie entière à dormir sous les arbres, comme ambition, on s'en contenterait à défaut de satisfaire les espoirs que nos parents mettaient en nous. Cela pesait. Ils savaient bien qu'on pouvait passer une marche, sortir de notre monde d'ouvriers ou de paysans, de petites gens, ils sentaient ça, que ça pouvait être le moment, prendre l'ascenseur, devenir plus, un peu plus haut. Nous, on sentait cela aussi, et puis surtout l'attente dont on devenait porteurs, comme si on nous avait posé sur les épaules un costume qui n'était pas le nôtre, n'était pas à la bonne taille, nous laissait bras, mains, engoncés dans des manches flottants tels des étendards pathétiques. En bref, nous mettait les pétoches. Parce que mine de rien, ça pesait lourd, cette histoire d'ascenseur, de revanche sur la vie, ces rêves qui n'étaient pas les nôtres, sentaient souvent la vengeance du père, celle de la mère, remise en jeu une génération après qu'ils se soient pour leur part fracassés contre le mur d'un héritage qu'ils n'avaient pas, et je ne parle pas d'argent.

Il y a eu alors la découverte des dortoirs, les lits alignés dans les boxs, les armoires bois scarifiées par les noms gravés dans des endroits qu'on ne voyait pas de suite, pas au premier regard, seulement quand on était couché sur les matelas où des générations entières de gars étaient passées avant. Il y a eu les douches alignées elles aussi le long d'un mur avec leurs rideaux plastiques en carafe tristes comme des jours sans pain, les lavabos autour sur les autres murs et puis aussi en une rangée, en plein milieu de la salle carrelée tellement froide avec son carrelage blanc qu'on pensait une banquise en y entrant. Il y a eu tous ces visages, tous inconnus, tous crispés puisque c'était le dortoir des secondes, les arrivants, les bleus bite, avec leurs traits dont certains deviendraient amis, étrangement familiers quand d'autres, la plupart, resteraient à jamais d'un flou irrémédiable dans ce présent de la rentrée, et dans l'avenir des trois années prévues pour le lycée, avant de tomber sans pitié possible avec tout le reste, la vie, dans la grande fosse du passé, elle-même floue, pour s'y fondre sans retour.

Il y a eu les draps dépliés, l'oreiller enfilé dans sa taie, les vêtements sortis des sacs avant d'être étalés dessus le lit puis rangés dans l'armoire en un alignement parfait qui ne durerait même pas une semaine. Il y a eu des gars en costume gris, portant des listes, passant partout, cochant puis recochant, comptant, raturant, gommant, rassurant les parents inquiets, jaugeant les arrivants d'un seul regard, les étiquetant gentil, à surveiller, emmerdeur, petit con, incontrôlable, idiot, lavette, et on ne saurait jamais où l'on était rangé dedans leurs têtes, et ils nous impressionneraient un peu ce jour-là avec leurs yeux presque vides, avant que plus tard dans l'année on finisse par remarquer que l'un ne foutait rien, que l'autre buvait tant qu'il pouvait, qu'on s'en cognait en fait d'eux tellement qu'on ne saurait jamais leurs noms, seulement leurs surnoms, ça suffisait pour dire du mal à leur sujet entre nous le soir manière de s'occuper pendant l'étude parfumée de nos pieds légèrement puants, de nos aisselles de même.

Après, au-dessus de la cour qu'on voit depuis la rue, il y a ce bâtiment de trois étages où s'empilent les salles de classe, laid comme ils savent tous l'être partout, sous lequel il fallait passer pour atteindre à une seconde cour où on traînait le plus clair du temps qu'on ne perdait pas entassés dans une boîte à sardines à écouter vaguement un prof. C'est une cour de lycée, ce n'est donc rien, un rectangle de bitume, quelques murets, des bancs, un préau avec vue sur lui-même toujours, une nuée de braillements, de blagues, d'histoires de filles d'autant plus incroyables que c'est ici un lycée de garçons et que les filles y sont aussi rares qu'un Eskimo dans les déserts d'Arabie. D'ici, juché sur ces années passées qui me font un gros tas de sable, je me souviens à peine de deux voire peut-être trois jeunes demoiselles dans tout l'entier bahut, quasi un bourg qui comptait quelque chose comme mille cinq cents gaillards boutonneux, énervés dans leur jean, chevelus souvent, portant la veste militaire qu'il fallait arborer pour bien montrer qu'on était un rebelle, un dur, le genre qui va se castagner avec des ennemis imaginaires, ou bien les gars dans les bals du samedi bourrés comme des vaches, au moins autant que nous. Les quelques, de filles, elles ne devaient pas tellement aimer être là, dans cette fosse aux lions lourdingues, la plupart persuadé d'être des tombeurs, des amants formidables, du moins, tentant de s'en persuader en baratinant les copains.