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Rouleaux (v.6)

... rouleaux roulés déposés livrés la nuit (cette tâche effectuée par des équipes aguerries de quelques hommes dont c'était la prérogative, recrutés expressément pour cela, et qui vivaient ensuite, une fois entrés dans les brigades, en vase clos, dans le monde parallèle des nocturnes, partageant entre eux tout ce qui faisait leurs vies, et ne partageant plus rien avec le reste des humains, nous, qu'ils ne croisaient d'ailleurs plus du tout, ou presque, les seules rencontres, toujours fortuites, se produisant par des hasards malencontreux que tous, de part et d'autre, essayaient d'éviter parce que c'était toujours un instant délicat que ces longues minutes où, surpris, chacun demeurait paralysé à regarder l'autre, à tenter de faire comme si rien de particulier ne se passait alors que la sidération même qui empêchait un temps tout mouvement montrait bien que si, il se passait quelque chose, et d'inhabituel - au point qu'il avait été finalement mis en place tout un dispositif destiné à empêcher les interactions, les croisements entre eux, et nous, signaux lumineux, affichages mobiles indiquant qu'il était conseillé d'éviter la zone temporairement, avertisseurs sonores dont les couinements battaient la mesure dans les zones où ils intervenaient et qui empêchaient les riverains de dormir mais sans leur donner toutefois l'envie de regarder par leurs fenêtres, du moins, on l'espérait, pour la tranquillité de tous - mais toutes ces précautions n'empêchaient rien, personne ne pouvant interdire qu'un groupe de fêtards, parfois, ne vienne se perdre à force d'alcool et de vapeurs au milieu des chantiers ; ou qu'un quelconque insomniaque, errant de par les rues, tournant, retournant dans la nuit comme dans une cage, ne termine éperdu face à face avec eux, ces hommes-là, ceux dont l'on évitait d'évoquer l'existence tant ils nous semblaient autres) puis déroulés soigneusement sur le sol retourné nous permettant en quelques heures et peu d'efforts de cacher d'effacer les traces de nos retournements ce que nous avions fait subir à la terre dessous les rues dessous nos pas dessous nos vies et donc lissant tout ça dissimulant d'étranges forfaits dont il fallait que nul ne soupçonne qu'ils étaient advenus - d'aucuns disaient que ces rustines d'herbe étaient récoltées telles que dans les prairies encore vierges autour de la ville à l'aide d'immenses machines qui dans un même mouvement faisaient découpes et enroulements et crachaient à leur bout ces pelotes toutes faites et avançaient ainsi et tout le long du jour laissant derrière d'immenses zones à nu raclées littéralement rabotées sur lesquelles s'abattaient des nuées noires d'étourneaux et de corbeaux à la recherche des nourritures grasses et blanches que ce chambardement jetait au ciel mais qui pour de cela témoigner puisque personne jamais ne franchissait les limites n'allait au-delà des dernières bâtisses des dernières maisons (on disait bien que si, certains allaient là-bas, se jouant des patrouilles de police qui quadrillaient les zones de contact entre le construit et le sauvage, entre nos sortes de mégalopoles et les campagnes, mais ce n'était que des rumeurs, de ces choses qui se disaient le soir autour des verres, autour des repas, même si tout de même, parfois, c'était vraiment à se demander si ce n'était tout de même pas vrai finalement ce que chuchotait soudain celui-là, assis en face, que nous ne connaissions pas avant d'avoir franchi la porte de notre hôte, qui n'avait été présenté que par son prénom, qui avait fort peu parlé jusque-là, se contentant de hocher de la tête, au mieux, de se taire, le plus souvent, avec dans les yeux pourtant cette lueur qui montrait que loin de s'ennuyer, il suivait toutes les conversations avec attention à défaut d'intérêt et qui, alors que la discussion s'engageait donc autour de ces fameuses zones extérieures et de l'existence réelle ou inventée d'individus isolés, de groupuscules qui se faisaient fort d'ignorer toutes les interdictions, toutes les habitudes, toutes les normalités, se penchait un avant, levait une main et annonçait avec un calme sans faille "j'ai fait cela") ?