Aller au contenu principal

Révisions de Tombeau

Révision Operations
06/02/2023 - 20:03 par dbourrion

Révision actuelle

Ceux qui comprennent de qui l'on parle ici sont peu, ils viennent des mêmes lieux, ils connaissent la route et les virages et les graviers et la descente ensuite légèrement folle vers le bas du hameau où trône une belle maison que personne n'habite et juste avant une belle maison qui elle héberge une famille mais ce n'était pas la famille qui y vivait la première fois qu'on y est entré impressionné par les meubles lustrés tellement qu'on aurait cru des miroirs. Je ne sais pas si tu as jamais passé ce seuil, celui de la très belle maison, la première, celle qui vit toujours dans son autre famille, pas celle qui est une maison morte dont le propriétaire, vieux maintenant comme ce n'est pas permis, construit des maisons qu'il n'habite pas mais personne ne comprend pourquoi et moi pas plus mais c'est normal, ce n'est pas mon affaire, c'est de toi que je veux parler, pas du vieux grincheux et de ses voitures tant grosses et grasses que sa tête derrière le volant dépasse à peine et fait de lui le vrai symbole du ridicule de la richesse qui n'a nul sens. Des deux maisons, donc, pour revenir à mon histoire, tu n'as certainement jamais franchi la porte, pas plus d'ailleurs que la mienne, je crois bien à présent que j'y pense, mais je n'ai là nulle certitude, la réponse est cachée quelque part dans le temps et je préfère ne pas aller chercher, je pourrais découvrir que moi non plus, je n'ai pas ouvert ma maison, et ça rajouterait à ma petite tristesse une autre couche, on s'en passera, c'est toujours ça, c'est lâche vrai, mais c'est comme ça, de mon côté, nous les vivants, nous sommes comme ça, en attendant.

Lui, le voisin, l'autre enfant du hameau, était énorme. On ne parlait pas encore d'obèse. On disait gros et ça passait comme ça. C'était de sa famille, des corps distendus, une probable histoire de gênes, de mauvaise nourriture aussi peut-être, de hasards, de riens qui traînent dans les placards que l'on vide pour s'emplir. Va donc savoir. Personne n'interrogeait les formes de nos corps. On les classait, et c'était tout. Le monde des maigres, celui des gros. Entre les deux, il n'y avait rien. Tout le monde au final mangeait à la même table. Les maigres n'étaient pas ceux qui dévoraient le moins.
Pour le gros, il est mort aussi, et quasiment dans ta foulée, enfin, pour être exact, juste une paire d'années avant que tu passes à ton tour vers l'ailleurs. Cela ne m'a pas étonné. Ce poids qu'il portait, je voyais bien, déjà quand nous étions enfants, qu'il l'userait à force de lui peser. S'il se trouve aussi, la mort prématurée de son propre père, écrasé un matin par la machine qu'il pilotait et qui l'avait coincé, broyé, tout contre un mur, n'a pas aidé à faire que son enfant se rassasie de vie.
Après cette période d'enfance le flou s'étend, linceul gris. La classe de troisième écoulée, nous sommes sortis du collège. Tu n'y venais déjà quasiment plus. Les rouages de la machine avaient baissé les bras devant tes absences empilées assez pour en faire un mur. Toi, ailleurs, on ne savait où, tu profitais de ce que nos seize ans approchaient à grands pas. Au football, que je n'aime pas plus que les autres sports, on appelle ça jouer la montre. Tu étais à toi seul l'horloge de Big Ben. Un spécialiste.

 

Les jumeaux n'en firent pas drame, rentrèrent dans la maison qui devint ainsi la leur. Ils s'étaient habitués de longtemps à se débrouiller. Ils continuèrent. Leur oncle, l'aîné, le quasi voisin, passait de temps en temps, puis moins. Les gars n'avaient besoin de personne. Les services sociaux ne s'occupèrent pas d'eux, à la fois parce qu'ils étaient finalement passés sous les radars comme toi jadis au collège. Et puis, très vite, parce qu'ils atteignirent la majorité sans déranger personne, ce qui arrangea tout le monde.
 
De ce que je sais, il t'arriva quelques fois de venir faire la fête chez eux. Faire la fête, pour vous, c'était vous saouler à mort, finir par vomir tout ce que vous pouviez dans le jardin derrière, ou n'importe où, puis vous effondrer jusqu'au matin avant de recommencer. Puis tu cessas aussi de traîner par là. Ta maison t'avait à nouveau avalé.
 
Pendant ce temps, les jumeaux devenaient hommes, si différents l'un de l'autre qu'on aurait pu les croire étrangers. Enfin, un matin, l'un d'eux prit le train dans la petite ville voisine, partit dans le Sud, ce qui n'avait aucun sens. L'autre attendit quelques jours, sortit à son tour, ferma la maison, glissa la clef sous le paillasson pour le cas où son frère rentrerait, ce qui n'arriva pas. Puis il démarra la guimbarde qu'il s'était payé à force de chantiers, de ces boulots misérables pour lesquels on cherche toujours des bras, quitta le village par la grande route, n'y revint jamais, même pas à la mort de son oncle, même pas à la tienne, et moi pas plus.
Depuis, les rues sont vides, mortes quasiment. Les façades dépérissent, noires peu à peu de suies qu'on ne sait nettoyer, et boursouflées. Les magasins ferment les uns après les autres. La quincaillerie où les promis déposaient leurs listes de mariage a été rachetée puis revendue, épuisée d'elle-même. Sur le marché du mercredi, des ombres seulement font leurs courses, vieilles personnes aux pas prudents, jeunes désœuvrés à la recherche d'une bonne affaire qui ne le sera pas pour eux, bonshommes flottant dans des vapeurs faites d'un mélange de médicaments délayés de cette mauvaise bière qu'ils achètent dans des canettes métalliques larges d'une tête.