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Arrêt d'urgence

Arrêt d'urgence

Je ne sais pas vraiment comment j'en suis arrivé là, à cette vie-là, avec trois gosses et une femme, tous chiants, braillants, collants, me bouffant l'air. Je n'ai pas compris comment, tout doucement, mon horizon s'est rétréci à eux, leurs soucis sans importance, leurs bobos dont je me foutais, leurs larmes, leurs disputes, les remarques acerbes de mon épouse, la voiture à crédit, les vacances à la mer d'où je revenais épuisé, complètement vidé et impatient de reprendre ce boulot que je déteste.

Je n'ai rien vu venir et là, soudain, sur l'autoroute surchargée, un samedi où nous allions faire les courses comme tous les samedis que le diable nous offre, dans le monospace sur la banquette arrière duquel le plus grand taquinait les deux petits, des jumeaux, pour les faire pleurer, écoutant ma femme les engueulant, j'ai franchi la ligne blanche. Pas celle de l'asphalte, non, celle dans ma tête qui séparait l'indifférence et la lassitude de la haine.

Ça a été un flash dans mon cerveau, une idée lumineuse venue de nulle part, du plus profond de mon exaspération : j'allais me débarrasser d'eux et, enfin, me retrouver. Toutes les barrières étaient tombées, et je n'avais plus que ça dans moi, cette image d'une nouvelle vie sans eux, sans cris, sans récriminations, sans repas de famille, sans l'énorme poids mort qu'ils représentaient à eux quatre. Il ne restait plus qu'à trouver une manière de faire.

Cette fois encore l'hypermarché était bondé, évidemment. Et comme d'habitude, nous nous sommes disputés, mon épouse et moi, sur des choses aussi importantes que la marque du beurre et le prix des carottes. Les gosses, eux, couraient partout, hurlaient, et j'ai même dû aller chercher le plus grand à l'accueil où il avait atterri en pleurs après s'être perdu dans les rayons : je me souviens encore des yeux des hôtesses dans lesquels se lisait leur mépris pour le mauvais père que je devais être.

J'aurais dû exploser mais je me sentais étrangement loin de tout cela, sur un nuage, à l'écoute de mes neurones tournant à plein, cherchant le meilleur moyen d'arriver à trouver la porte de sortie de cette vie sans me faire piquer, envisageant tous les scénarios, toutes les possibilités, calculant tout en bons petits soldats sans âmes.

C'est au retour, alors que nous avancions infiniment lentement dans un embouteillage qui s'était formé sur l'une des sorties d'autoroute, sans doute suite à un accrochage entre deux véhicules, que j'ai trouvé la solution. Toute simple, limpide, sous mes yeux. J'ai regardé les gosses dans le rétroviseur, ils en étaient à mettre des miettes et du chocolat partout sur la banquette arrière, ça m'a fait sourire parce que je savais que mon idée était tellement bonne qu'ils allaient cesser, définitivement, de me pourrir ma vie et mes voitures. Ma femme, voyant ce sourire, a cru que j'étais de bonne humeur et a souri aussi : nous devions bien être les seuls, dans ce long serpent métallique et puant, à nous décrocher la mâchoire comme cela...

Dans la semaine, profitant de l'un de ces immenses cyber-cafés qui s'ouvraient partout pour faire mes recherches incognito – c'était trop risqué de faire ça au boulot, avec ces ordinateurs qui enregistrent le moindre de nos surfs –, j'ai récupéré sur le net les éléments dont j'avais besoin pour réussir mon coup : il m'a suffit de quelques clics pour trouver les éléments statistiques et la carte dont j'avais besoin. Je suis sorti avec toutes les données dans la tête, je me suis posé dans un bistrot et, savourant ma bière, j'ai peaufiné ma stratégie. Ensuite, je suis juste rentré dans mon petit enfer domestique pour attendre que le bon jour arrive.

Il n'a pas fallu longtemps : je n'avais besoin que d'un samedi pluvieux, qui a eu le bon goût d'arriver très vite. Comme l'heure des courses.

Sur l'autoroute, c'était une sorte de début d'apocalypse avec la pluie de plus en plus forte, les milliers de véhicules se croisant sur les trois voies, les camions venus de tous les coins de l'Europe et se faufilant là. Dans la voiture, le bruit des enfants était encore plus insupportable que d'habitude, rythmé par le fracas des trombes d'eau que les poids-lourds nous jetaient au passage et celui des essuie-glaces essayant tant bien que mal de m'aider à distinguer où j'allais.

J'ai vu de loin l'endroit que j'avais repéré sur la carte, j'ai respiré un grand coup, et j'ai enclenché le premier acte de mon scénario.

C'était le coup de la panne : il a suffit d'appuyer sur l'embrayage discrètement, plusieurs fois, sans lâcher l'accélérateur. Là, le moteur tournant dans le vide a poussé plusieurs rugissements très convaincants et tous mes passagers se sont figés. Ma femme surprise m'a regardé, j'avais déjà passé mon masque de bon père de famille inquiet, celui avec les sourcils froncés, j'ai déclenché les feux de détresse d'un doigt mâle et, jurant tout ce que je pouvais pour ajouter du piment, j'ai laissé glisser la voiture sur son élan jusqu'à l'étroite bande d'arrêt d'urgence.

La suite s'est déroulée exactement comme prévu : j'ai fait semblant de redémarrer la voiture, sans succès évidemment puisque je faisais ce qu'il fallait pour qu'elle s'étouffe. Ma femme, qui n'avait pas son permis, me regardait m'escrimer comme si j'avais été le spécialiste mondial des pannes automobiles.

Finalement, j'ai encore juré, puis je me suis fort opportunément souvenu de la station service quelques kilomètres plus loin. J'ai annoncé que je partais chercher un dépanneur, et qu'il valait mieux, vu l'averse, que tout le monde reste à l'abri dans le monospace. Elle, sur le siège passager, a acquiescé. Je la connaissais suffisamment pour savoir qu'il était impensable qu'elle sorte avec les gosses sous le déluge redoublant. Dans l'habitacle aux vitres maintenant couvertes de buée et que les camions frôlaient en déplaçant des tonnes d'air, j'ai encore donné quelques consignes aux enfants pour qu'ils restent sages en m'attendant, je me suis engoncé dans mon blouson et je suis sorti de la voiture, de mon cauchemar, ainsi qu'on s'évade de prison.

Je savais qu'il me faudrait au moins quinze minutes pour atteindre la station. Lorsque je suis arrivé, la pluie avait traversé mes vêtements et j'étais trempé jusqu'aux os, lavé de tout. Au comptoir, j'ai patiemment attendu dans la file que vienne mon tour : il était important que le temps coule. Là, ça a encore duré cinq minutes. Je pensais à l'après.

Le mec derrière le comptoir, lui, a été très efficace. Dès qu'il a compris où j'avais laissé la voiture et ma petite famille, il a haussé les sourcils et m'a bousculé en me disant qu'il prévenait un dépanneur, qu'il fallait que je retourne au véhicule pour mettre tout le monde à l'abri derrière les glissières de sécurité, que c'était dangereux de laisser une voiture là.

J'ai continué à jouer mon rôle, je l'ai remercié en balbutiant et je suis reparti en sens inverse à toutes jambes.

J'ai su que c'était réussi dès que j'ai été à nouveau sur le bord de l'autoroute : il n'y avait plus une seule voiture sur les trois voies. Et un samedi, il n'y avait qu'une chose qui pouvait vider le bitume comme cela : un accident en amont bloquant le flux des véhicules. De l'autre côté du rail central, d'ailleurs, je voyais que ça ralentissait, comme à chaque fois qu'un accident se produit et que les voyeurs freinent pour s'en mettre plein les yeux. Je n'ai pas pu m'empêcher de sourire une seconde, puis j'ai planqué ce sourire tout au fond de moi pour plus tard et je suis parti en courant vers ma liberté.

Quand j'ai pu apercevoir de loin le monospace, les pompiers étaient déjà à pied d'oeuvre et tout l'ensemble, les gyrophares, les véhicules d'intervention garés dans tous les sens, la tôle broyée, la pluie sur le fond noir de la ville, des ponts, faisait un tableau extraordinaire. J'ai poussé un cri venu de loin.

Ça avait fonctionné à la perfection. Comme j'arrivais près de l'amas de ferraille, deux pompiers se sont précipités vers moi pour arrêter ma course, que je n'atteigne pas la voiture, que je ne vois pas ça. En essayant de forcer le barrage que constituaient leurs bras, leur sympathie devant ma douleur feinte, j'ai vu qu'ils avaient déployé quatre draps blancs à différents endroits de la carcasse, de la chaussée. Derrière, essayant de sauver ce qui pouvait l'être encore, un groupe de blouses blanches du SAMU s'occupaient du chauffeur routier toujours coincé dans la cabine de son camion providentiel. Heureusement, il n'avait pas l'air trop abîmé et j'ai été heureux de n'avoir pas tué un innocent.

Sur la montre de l'un des pompiers-barrage, j'ai vu que tout cela avait pris exactement le temps prévu et j'ai pensé, avant de faire semblant de m'effondrer, que j'étais vraiment bon en gestion de projet, contrairement à ce que disais mon chef de service à chaque réunion.

Quand tout a été fini, les enterrements, l'enquête de police (rapide parce que personne ne voulait m'accabler dans mon « malheur »), je suis retourné dans un cyber-café, un autre, pour parcourir à nouveau les sites qui m'avaient aidés à me libérer.

Celui de la société de l'autoroute, en particulier, où j'ai retrouvé les éléments clés, cet article qui précisait à quel point il était dangereux de rester dans un véhicule garé sur la bande d'arrêt d'urgence parce que, en moyenne, la durée de vie sur cette BAU, ainsi que la nomment les professionnels, était de quinze minutes ; et cet autre reportage, construit autour d'une carte du réseau autoroutier enserrant la ville, où l'on voyait que certaines zones étaient particulièrement dangereuses du fait du manque de visibilité induit par différents éléments.

Devant mon écran, je me suis dit que j'avais fait gonfler les statistiques d'accidents et que les rédacteurs du site disposaient grâce à moi de données fraîches allant exactement dans le sens de leurs analyses. J'ai refermé les différents écrans, je suis sorti dans l'air léger. Au loin, on entendait le souffle grave de l'autoroute.

Prix Gaston Welter 2004 — Ville de Talange