Histoire - les Gens
Histoire - les Gens
Qui commença le jour où l'on vit passer sur la route qui fait depuis toujours du village deux moitiés parfaitement égales des gens dont on ne savait pas d'où ils venaient et qui ne s'arrêtaient pas et dont toute la vie semblait entassée dans tout ce qu'ils poussaient traînaient devant derrière eux en passant devant nos maisons devant lesquelles nous étions sortis toutes et tous leur faisant une sorte de haie d'honneur d'indifférence aussi et les regardant comme ils nous regardaient mais eux passaient et nous les suivions du regard et certains d'entre nous les suivaient pour de vrai le long de la route mais s'arrêtaient en même temps que s'arrêtaient les façades des maisons du village et pas eux inconnus qui continuaient à marcher dans les poussières de cette route sur laquelle on les voyait avancer encore un bon moment jusqu'à ce que leurs dos ne soient plus que des points minuscules et tant noirs qu'on ne distinguait pas vraiment le moment où les bois tout là-bas refermant la vallée finissaient par les avaler comme s'ils avaient été des songes et lorsque l'on se tournait de l'autre côté on voyait tous ces gens mais des autres qui continuaient à arriver eux sortant sur la route des forêts de l'autre côté du village des forêts qui faisaient de l'autre côté du village une barrière que nous ne passions jamais et le flux de ces gens semblait parti pour durer toute la nuit et dans le silence que nous gardions leurs mots à eux ces gens tombaient dessus le sol comme s'ils avaient été ces mots des oiseaux morts qui nous demandaient du pain ou de l'eau ou un endroit où dormir ou tout ça à la fois et nous aurions pu rester là peut-être jusqu'au dernier jour de l'éternité à les regarder couler devant nous que personne n'aurait répondu oui nous aurions pu demeurer là indifférents mais le père finit par dire que ça sufffisait qu'on allait rentrer maintenant manger la soupe qui devait refroidir à force du moins il aurait pu dire ça si le père avait été le genre de personne à user sa salive pour rien ce qu'il n'était pas ce qui fait qu'il ne prononça pas un mot et se contenta de rentrer dans le ventre frais sombre de la maison en nous jetant au passage un regard muet qui disait tout cela et pas un mot de plus ce qui s'avéra bien largement suffisant pour que nous le suivions sans attendre pendant que derrière nos dos que la porte basse enfournait exactement comme nous allions le faire de la soupe ça continuait ce bruit ce frottement de pieds de roues voilées des vélos des charrettes et ces reniflements de femmes d'enfants qui pleuraient sans plus savoir pourquoi qui continuerait jusqu'au bon milieu de la nuit au moins mais personne n'aurait pu le dire vraiment puisque un à un les pas de portes se vidèrent et qu'il n'y eu bientôt dans le village plus âme qui vive pour regarder passer ces gens et savoir quand cela cessa.
Qui continua le lendemain, ce jour qui vint juste après celui où ces gens commencèrent à couler le long de la rue-route commencèrent et puis finirent d'y passer comme l'eau dans le ruisseau mais elle ne cessant jamais d'aller sale et grise et grasse derrière les maisons basses celles du côté du creux de la vallée ce ruisseau puant (...) où nous allions nous vautrer dans la boue quand nous ne savions plus quoi faire comme bêtises ce jour le lendemain du jour où ces gens coulèrent puis cessèrent d'un coup de traverser ce bout du monde le nôtre sans que cela la fin de la file qu'ils faisaient ne fît beaucoup plus de bruit que celui qu'ils avaient fait toute la journée d'avant même si les derniers à passer étaient sans doute les plus épuisés et que la fatigue leur pesant autant que leurs sacs à dos leurs malles portées à deux certainement qu'ils marchaient plus lentement plus lourdement les souliers fatigués sont les plus lourds mais personne chez nous peut-être si les chiens les vaches mais tous les animaux se turent sinon personne n'était encore éveillé quand ceux-là les derniers passèrent et au matin plus rien le village s'ébroua dans ses bruits d'habitude entre lesquels il ne subsistait pas grand chose pour témoigner de cette marée que nous avions pourtant tous vu non pas grand chose à part quelques pauvres loques une valise défoncée des morceaux de ferraille de bois un panier vide une poupée grise tout ça tombé abandonné et resté là pour que nous nous dépêchions de ramasser ce que nous pouvions pour en tirer ce que nous pourrions en tirer quelques piécettes des billes une gloire peut-être une toute petite gloire dans nos vies nos histoires qui n'en avaient aucune nos quotidiens qui étaient très exactement les mêmes que ceux de ceux d'avant et que ces gens la file qu'ils faisaient avaient ouvert en deux le simple espace d'une journée derrière laquelle le temps le grand temps immobile dans sa fureur contenue et lâche se refermait maintenant comme la mer Rouge s'était refermée après Moïse du moins si l'on en croyait les histoires que nous contait le prêtre et dont nous n'avalions qu'à moitié les billevesées.
(et nous l'aurions su que ça n'aurait rien changé et nous l'aurions su que nous n'aurions pas été plus avancé puisque nous vivions tous ou presque comme si le monde s'arrêtait aux limites de la vallée et pensions donc sans vraiment le dire que ces gens en conséquence ne pouvaient pas venir d'ailleurs que de quelque recoin de cette dernière où aucun de nous ne serait jamais allé se perdre, où de discrètes tribus auraient vécu sans jamais se signaler à nous, ce qui tout de même paraissait quelque peu improbable tant ceux de maintenant et ceux d'avant avaient étrillé chaque caillou, cette file d'évidences nous obligeant quand même à admettre que quelque chose d'autre que nous et nos vies pouvait se dérouler derrière ce qui était une sorte de rideau fermant l'horizon et dont on préférait ne rien savoir jusque-là, une sorte de rideau que soudain, ce jour-là, des masses de visages déchirèrent pour venir passer devant nous, nous ressemblant un peu, pas complètement, mais bien assez tout de même pour que nous sentions que peut-être, ça aurait pû être nous à leur place fuyant nous ne savions toujours pas quoi puisque personne n'ouvrait la bouche, ne répondait à leurs rares paroles, et ce d'autant plus que nous ne comprenions pas réellement leurs mots, leur langue, la nôtre étant un vêtement que nous avions fini par faire tant coller à nos corps et nos vies que nous ne pouvions plus nous en détacher, l'échanger)
(et son silence était son silence n'était pas le silence de nos mères qui n'était pas celui de nos soeurs ni celui des mères d'avant chacun de leur silence de femmes disant autre chose de nous du temps des hommes de la vallée les années en creusant le ventre en ravinant le visage à croire que c'étaient des charrues retournant tout lapidant tout et elles les mères les soeurs restant là sans lâcher un traître mot nous regardant depuis ce monde qui était le leur et auquel nous bavards hommes toujours ivres toujours bavards n'aurions jamais accès quoi que nous tentions et même et surtout en tentant)