Supper's Ready

L'autre versant dont on ne sait plus comment l'articuler à celui de la bande hirsute qui nous faisait une noire voie lactée de posters tant le temps est une boule dure qui agrège tout et dedans laquelle on finit par ne plus distinguer rien, sur laquelle on se casse vainement les ongles à essayer de l'ouvrir s'imaginant qu'elle cache quelque secret, un mystère, une explication à ce qu'on est maintenant debout dans un futur devenu présent un moment, le temps de le dire de l'écrire, l'autre versant à l'étoile maquillée débordante de Rimmel rouge à lèvres qu'on avait tenté d'être sans grand succès et qui à chercher devait avoir été juste avant, devait avoir précédé l'épisode New Wave et irait en parallèle même si éclipsé par le choc des grises rouges pochettes carrées, ce serait ces groupes venus d'avant, ayant précédés dans l'histoire des sons la bande de Robert et dont on ne saurait jamais si quelques influences n'en seraient pas décelables dans la musique de ce dernier – de la théorie on n'avait cure et du discours dessus encore moins quand ce qui comptait c'était d'être seul dans sa chambre à détailler chaque centimètre du plafond pendant que des enceintes poussées à fond tomberait la mélopée de soi, ce qu'on prenait comme tel du moins et pour le dire, ça faisait bien l'affaire, il fallait bien, il n'y avait pas grand chose d'autre à se mettre sous la dent.

C'est un chaos qui n'a ni lieu ni nom qu'on porte de soi qui grossit à mesure qu'on avance vers son rien, c'est le bruit du passé que crachent des hauts parleurs de récupération reliés par des entrelacs de fils bricolés remplacés deux ou trois années ensuite par du matériel plus adéquat qu'on pensera longtemps de très haute fidélité avant de s'entendre dire que non on ne pouvait pas affirmer ça mais qu'importait alors sinon la soie des nappes de synthés qu'on tirait du bricolage des essais des châtaignes prises quand après on s'essayerait à jouer avec courants plus forts que ça que soi que ce qu'on savait du monde et de ses lois et qui ne suffisait pas à le comprendre, cela justifiant allègrement (non ?) de préférer à celle des autres la compagnie d'imaginaires dont nous abreuvaient les êtres étranges chevelus bigarrés qu'on croisait sur les pochettes cartonnées parcourues une à une dans le bout de rayon à elles réservées au supermarché où le mercredi traîné de force ou presque on rêvait d'être de même chevelu, bigarré, affublé de tissus aux couleurs psychédéliques, libre et célèbre et très étrange et sans doute explorant des contrées sans limites quand pour les nôtres elles s'arrêtaient à l'horizon du marché étalé benoîtement sur le parking dehors sous sa pluie incommensurable.

Le supermarché donc toujours ouvert dans le présent mais à peine et dans lequel on ne trouve plus de rayon musique l'emplacement de jadis avec son sol de carrelage gris aujourd'hui occupé par les ampoules vibrant toujours d'une sorte de respiration dont on sait bien qu'elle est nôtre, qu'elle vient avec nous, qu'elle naît de ce qu'on apporte de souvenirs dans ces quelques mètres carrés où entassés juste à la suite des livres de poches thrillers eau de rose et autres collection verte et rose qui avaient été de nos premiers émois et qu'on ne regardait plus guère s'étalaient carrés des morceaux d'ailleurs dont on finissait toujours par en sélectionner un devenant l'objectif des jours semaines à venir, le grand jeu et l'immense ruse (on le croyait vraiment) consistant à le dissimuler afin d'éviter que quelque autre ne l'achète avant que l'on ait réussi à réunir la somme nécessaire, il faudrait du temps, des efforts, des économies de petites pièces planquées entre deux paires de chaussettes, dans la zone sur la gauche dévolue au classique jazz chanson française jamais fréquentée que pour ça, y glisser discrètement les ébouriffés, les forcer entre Mozart et Bach à côtoyer quelque chef parfaitement coiffé immensément grandiloquent dans la pose prise pour l'objectif du photographe et puis s'en aller après un dernier regard jeté à l'ensemble pour bien mémoriser les lieux l'emplacement exact où était à présent enterré le trésor qu'on retrouverait sans peine et sans surprise par la suite : de mélomanes il n'y avait guère ou alors tant désargentés que rien ne bougeait jamais en ces lieux, et moi de rire sous cape pour l'heure à imaginer la cacophonie que faisait la rencontre entre les cordes cuivres vents et les guitares électriques planantes.

On ne sait pas comment on arrive à eux, on ne sait plus quelle ligne de hasards et de logique a fini par faire poser le disque vinyle 33 tours sur la platine ou la cassette audio dans le lecteur, ce sont des temps d'échanges dans la cour beaucoup plus que d'achats, les occasions de ces derniers sont rares et l'argent pour encore plus, on profite donc de tout ce que les amis peuvent avoir et l'on rend la pareille avec ce que l'on peut, ce qu'on écoute prête reçoit participe de ce qu'on est, le préau du collège aura au moins eu cet intérêt, pour le reste il n'y en aura pas, l'ennui aura été convié à toutes les heures de cours et pour les filles, elles resteront hors de portée les quatre années, il y a eu sans doute un point de départ, celui-là dans la même classe à présent dissoute dans le temps et dont on ne sait plus rien et à peine encore le nom qui parlera de rock et de hard et de prog et qu'on trouvera sympathique à hauteur des noms inconnus qu'il prononce, leur simple énoncé en faisant des néons clignotants mal orthographiés qu'on se dépêchait d'essayer de retrouver reconnaître écouter, le chemin se construisant alors borné de découvertes plus ou moins pérennes depuis le groupe au nom de dirigeable à celui au nom d'acier qu'on apprécia plus longtemps parce que leurs pochettes étaient plus hideuses avec ce personnage récurrent dont le visage, vraiment, venait des enfers et était l'écho d'une bande dessinée narrant les errances d'un mal éternel — on se perd on s'égare mais c'est ça le parcours, rien que ça, un magma qui est en dedans nous seulement nous, juste un magma.

Un lit vaisseau maintenant spatial disons même s'il est de bois une nef viking alors dont on réparera soi-même en toute discrétion mais voilà c'est avoué presque quarante ans après un des montants décoratifs fendu lors d'une cascade hasardeuse confortant la brisure d'un renfort léger invisible tiré d'un simple cageot désossé dans la remise quand personne ne sera dans la maison se prenant la réparation terminée pour le plus grand menuisier du monde on a de ses prétentions à ces âges on aspire à ces hauteurs statuts que la suite remettra en cause par la pratique les faits sont têtus et les outils de même le vaisseau en attendant qui fait bien l'affaire on ne le voit plus on ne voit plus que ce qu'il laisse imaginer pendant que cheveux et claviers se déchaînent depuis le haut de l'armoire où sont couchées les enceintes et que c'est ailleurs que ça se passe maintenant dans le son dans les livres qu'on lit sans que plus rien ne nous en reste tout le temps où on ne flotte pas dans ce grand rien qu'on est étendu quasi mort si vacant que le monde entier pourrait bien disparaître qu'on attendrait la fin de la face du vinyle pour peut-être s'inquiéter, et encore, sans doute pas, le vrai monde est ailleurs mais personne ne sait où.

Ainsi donc eux les échevelés et dans la parallèle les autres avec leur mur et le rose de leur nom qu'on connaissait plus ou moins par leur tube sur l'école tombant pile dans les années collège nous offrant une rébellion à peu de frais quelques paroles chuchotées entre nos lèvres en plein de ces cours d'ennui fol personne pour nous entendre mais nous oui nous pour le savoir il faudra patienter encore un peu pour qu'advienne le choc le plus dur on pourrait écrire pur dans l'échoppe du disquaire à l'enseigne qu'il fallait sur la rue commerçante de la petite ville du lycée où l'on avait commandé l'album décoré plus qu'un militaire de retour de campagne cette fois plus de stratégie de dissimulation dans les rayons glauques vides blafards du supermarché mais le geste adulte fou de faire livrer d'on ne savait où la galette à laquelle on penserait toute une semaine avant de revenir de regarder le disquaire sortir l'objet de sous son comptoir lancer le plateau lever l'aiguille nous tendre le casque et là ne pas avoir besoin d'aller plus loin que les trente premières secondes de prendre ça en pleine tête savoir que rien plus jamais ne serait pareil maintenant encore c'est la même sensation à croire que quelque part dans tout le temps qui va plus vite que nous ce moment-là tourne dans sa boucle à nous attendre toujours le même.

On marchait dans sa tête dans des jours à la consistance élastique, on savait que ce qu'on ne voulait pas devenir quand on ne savait pas ce qu'on voulait devenir, on passait ses soirées assis à son bureau à apprendre des choses inutiles tout en se demandant ce qu'étaient les choses utiles et puis la nuit venant plus tard on écrivait penché là des choses sans nom sans sens pensant que cela suffisait à devenir écrivain comme ensuite à peine plus vieux on fumerait d'un air pensif une pipe parce que pendant quelques mois de lycée il serait du plus grand chic de fumer la pipe dont on se lasserait vite voyant bien que cela ne suffisait pas à ce qu'on devienne qui l'on s'imaginait vouloir être, on fondait des groupes de rock ne dépassant pas le stade du nom, étape certes importante mais ne permettant pas d'en vivre, de faire la route, de chauffer les salles et puis avec le recul, avoir moins de quinze ans pour devenir rock star c'est un peu jeune, c'est ambitieux, c'est presque ridicule, on ne se pardonne pas grand-chose avec le temps qui passe, on marchait dans sa tête et ça n'a pas changé mais tout le reste si sauf peut-être les voix qu'on a en dedans et qui écrivent toute la journée des mots que personne ne peut lire mais cela n'importe plus, cela n'importe pas, on a compris que ce qui compte était d'écrire même sans laisser de traces.

Les carrés ainsi de carton s'entassant lentement dans la bibliothèque montée de solides planches fixées à même le mur sans doute encore indifférentes quand on ne sera plus que souvenirs allongés là-bas dans le cimetière qu'on voit si bien depuis la fenêtre du toit avec ses six tilleuls montant leur garde sur les vivants les morts c'est presque même chose la différence est dans le presque, on se couche le soir avec un casque compagnon si longtemps que la mousse des oreillettes finira par se défaire toute seule dissoute grignotée par les petites dents sans pitié des jours, on s'endort par à-coups avant le grand plongeon dont on ressort ébahi, on retrouve cette sensation de lutte contre la nuit connue déjà dans l'autre chambre quand somnolant l'oreille collée contre un minuscule transistor accroché caché le jour aux ressorts du sommier sous le matelas on ne distinguait plus la réalité d'un ailleurs gorgé de riffs vengeurs des pas lourds des cauchemars, on continue à défricher les hirsutes échevelés tatoués en sautant un peu au hasard dans des inconnus oubliés pour certains sitôt l'album trouvé acheté ramené du donc supermarché, on cherche une révélation qui serait celle de nous mais rien bien entendu ne vient et les semaines coulent nous emportant toujours plus incertains malgré le blouson noir les cheveux longs cette colère qui monte et ne retombera pas.

Tout est possible alors dans ce temps qui n'est pas encore de grumeaux et dans lequel on avance sans regarder en arrière, dans lequel on compte les jours et ce sont des heures, dans lequel on cherche des moyens d'amasser les maigres sommes qui paieront le prochain carré de carton et sa rondelle de plastique à faire trembler les murs, on ira bientôt faire le peintre d'été et passer ses journées à changer la couleur du monde, en l'occurrence celle saumon rose unique d'un hôpital immense en construction là-bas dans l'autre ville qui sera celle du lycée et dans les couloirs duquel on passera deux mois entiers compacts à faire exactement le même geste dans une chambre exactement semblable à celles d'avant celles d'après les seules pauses étant celles du casse-croûte de dix heures pris assis tous en rond les anciens et les jeunes ces premiers tous morts maintenant tous morts sur les seaux lourds de peinture grasse servant aussi une fois vidés puis à nouveau remplis d'eau posés sur des réchauds à gaz larges comme des araignées mortes écartelées à réchauffer nos gamelles dont on découvrait tous le contenu à l'ouverture, toujours ou presque une sorte de bouillie que faisaient les aliments qui quoi que séparés par des sortes de nacelles métalliques destinées à les isoler les uns des autres parvenaient à se mélanger sans doute pour que nous cessions de nous demander ce qu'il y avait au menu, une bouillie, donc, avalée vite pour pouvoir dormir quelques minutes sur un tas de sac de plâtre ou quelque table de chantier repliée et y retourner au geste toujours le même de haut en bas de bas en haut et puis croisé de gauche à droite de droite à gauche ainsi jusqu'à ce que le soir arrive ce retour chaud dans l'estafette restée sous le soleil toute la journée la douche la chambre et puis platine ampli le bras serpent qui se posait sur la galette et puis les heures ensuite yeux au plafond toujours le même encore le même quand tout le reste a disparu.

Il y aura les mois aussi un autre été de l'usine, des réveils si tôt dans la nuit que cette dernière n'était pas encore décidée, de la voiture qu'on conduisait à peine présent au monde, de l'autoradio chuchotant des sons qu'on n'entendait même pas qui aurait aussi bien pu cracher du silence, de la petite route dans les bois où il s'agissait de ralentir encore de crainte de ne pas voir à temps quelque animal qui serait levé avant nous et dont la promenade aurait croisé notre pataude trajectoire, de l'étang où un jour sur deux une brume d'une tristesse infinie errait entre les garde-fous du pont dont on distinguait à peine les bras levés, de la nationale ensuite sur laquelle on débouchait au sortir de rien, de l'ombre carrée massive grise fumante de l'usine qu'on visait de loin pour retrouver son chemin, des vestiaires à claquements métalliques de portes de rires de bâillements de claques sur les dos, des bottes blanches comme tout le reste du fourniment, des pédiluves, de la moiteur et du carrelage suant à perte de vue, de l'odeur de lait caillé, de la chaîne prête à nous ronger, des gestes en boucle jusqu'à ce qu'on très vite ne soit plus rien qu'un rouage à côté d'autres rouages, des rares pauses, de la fatigue grimpant sur les épaules et s'y endormant lourdement, du tarissement des tâches de ce jour, puis le retour, et puis la douche, et le plafond, les échevelés enfin dans les enceintes pour être ailleurs pour être loin et puis plus rien jusqu'au lendemain, vraiment plus rien.

On ne se souvient plus de tout, on n'a plus mémoire de grand-chose en fait, ce sont des moments que quelque dispositif mystérieux automatique en nous a photographié filmé mis à plat sur on ne sait quel support de très mauvaise qualité n'ayant de cesse depuis de se dégrader décomposer à mesure qu'on s'éloigne de l'instant et de ce soi dans ce temps qui n'a plus lieu d'être maintenant, ce temps où il n'y avait rien d'important à part les échevelés et ce qu'ils chantaient dont on ne comprenait d'ailleurs pas un mot, dont on ne comprend toujours pas un mot bien qu'on se soit un peu approprié leur langue mais c'est comme toutes les langues qui viennent après la langue première, ça reste flou, ça ne colle pas au monde, ça raconte des histoires qu'on écoute mais qui nous reste étrangères puisque quelque part en dedans c'est un autre de nous qui n'entend rien reste enfermé dans sa chambre à écouter des sons qui sont peut-être ceux de sa langue à lui qu'il cherche depuis le tout début, une langue morte, une langue rêvée, on se réveille, la face A s'est terminée pendant qu'on somnolait, il n'y a dans l'air qu'un craquement d'ampli, on se lève le temps de relancer la face B qu'on connaît entièrement par coeur et maintenant même encore, on pourrait rester ainsi pour tout le temps qui reste dans l'univers et il en reste une belle moisson, la musique reprend, on demeure là, on s'oublie, on enterre dans le rien ce qu'on cherche à présent inutile écrivant par devoir de mémoire pour soi-même.

On pourrait là rester longtemps à rêver des lieux que personne ne voit et à faire de la réalité ce qu'on voudrait qu'elle soit en regardant sur sa chaise le noir blouson qu'on ne portera qu'une saison, on pourrait écrire encore sans poser encore un seul mot sur le papier même si ce n'est pas écrire sauf à se dire que c'est déjà écrire que de tordre le monde, on ne sait pas en ce temps-là que le monde se fiche de son côté de nous et puis du reste, on pourrait s'oublier ici mais on entend appeler depuis l'étage dessous le dîner est servi oui le souper est prêt et tout le monde t'attend, on reste encore un peu debout à attendre la fin du solo ressemblant à une charge folle en pleine bataille en imaginant la tablée, la même que celle à laquelle on pense dans le maintenant, celle où tout le monde patiente et où les absents sont toujours là, on fait se taire cette musique-là mais l'on entend dedans ce qu'elle résonne toujours, la petite musique qu'on est, le dîner est servi, le dîner est servi, ces phrases ou autre chose, ce que le temps en fait, et ce qu'on peut en dire, ce qu'on en racontera — le dîner est servi.