Fossile #19
Ce fossile est une digue. Cette photographie qu'on tourne et retourne dans ses doigts, au vrai, qu'on regarde sur un écran, ces images que nous avons tous, partout, stockées, rangées, oubliées, sont de petites digues que nous construisons pour contenir la grande marée du temps, qui ne servent à rien, ne résistent qu'un peu, sont des barrages contre l'océan, finissent par céder comme cela, sans prévenir, souvent, juste, quand nous revenons sur les lieux d'un cliché, revoyons ceux qui étaient avec nous sur le papier, que nous ne voyons plus, recroisons, ou voyons tous les jours, et dont nous oublions lentement à force de les voir qu'ils étaient différents, jusqu'au moment où cela cède, où la digue se fend et laisse passer d'un coup de tous parts les langues noires du temps, ces cendres qui sont sa bouche et viennent nous embrasser laissant dessus nos lèvres le goût amer et gris à quoi l'on reconnaît la mort. Nous pourrions nous lasser, pourrions abandonner la tâche absurde, nous pourrions juste laisser couler tout ça, ne rien faire, ne pas lutter mais nous sommes des enfants qui dans le fond pensent toujours qu'il suffit de recommencer, d'entasser suffisamment de sable, pour que les choses changent, que le charroi s'arrête enfin, et donc nous déplaçons la digue, en construisons une autre, et rien n'arrête le temps, qui s'alimente aussi de ça, nos entassements, nos petites digues, toutes ces images qui prouvent qu'il passe encore, lui font des fondations pour qu'il poursuive — à le combattre nous le faisons se dit le petit homme en blanc qui est sa propre digue et sait que l'eau le passe depuis ce matin-là.