La commode
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La commode, elle est posée le long du mur de la salle à manger tellement brune qu'on dirait une vache, une vraie, qui serait entrée là avant de s'endormir sans qu'on comprenne comment elle avait réussi à atteindre le premier étage.
Elle brille. C'est l'encaustique, ou plus précisément la cire qui sort en crachotant sa brume baveuse de la bombe qui ne sert qu'à ça, faire la poussière, tout autant que le chiffon. S'il y a bien un meuble tenu au propre, c'est cette commode, ce souvenir qu'on tient à garder impeccable.
Pourtant, le temps fait son travail. Pour les tiroirs, ils ont gonflé un peu, il faut tirer dessus très fort pour qu'ils acceptent de s'ouvrir. À force d'essais successifs, brutaux, soutenus souvent d'injures marmonnées entre les dents serrées, certaines poignées se sont cassées. Elles pendent, les bras ballants. Il faut pincer sur elles ses doigts pour parvenir malgré tout à atteindre au contenu des tiroirs. On s'habitue même si d'abord, on a pensé qu'il fallait réparer. Et puis l'oubli, nos inerties, ont fait le reste, rien.
Le jour où il a fallu apporter le meuble ça avait été dans l'escalier une bousculade de neveux petits-neveux oncles chacun aidant faisant semblant poussant tirant dans le passage trop étroit après que l'un mais qui une voix seulement avait proposé de le démonter mais tous les autres de secouer la tête c'était fait à l'ancienne pas comme maintenant pas comme ceux d'à présent qui tenaient juste ensemble par un trop fin très vague trait de colle translucide quelques vis étranges non celui-là était fait de tenons mortaises chevilles de bois parfaitement ajustées
la même voix avait soutenu ça se démonte se remonte facilement c'est fait pour ça mais tous les autres continuaient de secouer leurs têtes au vrai nul ne savait comment l'on pouvait faire alors que porter il suffisait de bras inutile de savoir.
Et dans l'effort de tous la commode s'était élevée lentement marche à marche entre des visages congestionnés à force d'efforts au beau milieu de la montée quelqu'un un oncle avait gueulé poussez autant que vous êtes bêtes et les plus jeunes de se prendre d'un fou-rire terrible leurs muscles déjà mis à l'épreuve avaient cessé de fonctionner parce que d'autres muscles étaient mobilisés par leurs éclats de rire
et pour un peu la belle commode en serait restée là dans l'escalier proprement fracassée puisqu'il aurait fallu lâcher parce que quelqu'un lâchait et que le poids les quelques restants vaillants ne pouvaient pas.
Une fois posée à l'emplacement prévu, elle n'avait plus bougé. Cela faisait quinze ou vingt ans. Elle faisait littéralement partie des meubles.
Le dos, c'était d'un rose un peu pâle, ou alors ceux avec lesquels j'avais contact, le rose en avait été délavé par le temps, le soleil, la lumière des néons, les mains des enfants, les autres enfants qui les tripotaient comme je le faisais et pour ça, je les détestais sans les connaître.
Car même si ça me chagrinait lorsque j'y pensais debout là, d'autres y avaient probablement touché avant moi. Le rayon, il ne m'était pas réservé bien que c'était mon rêve le plus fou. Des fois j'imaginais ça, tout le truc seulement ouvert pour moi, je me serais baladé là-dedans comme un prince.
Comme Michael Jackson, dont j'ignorais tout alors, le ferait plus tard, de ce que j'ai vu je ne sais où, en se faisant ouvrir rien que pour lui les endroits où il voulait faire ses courses. Là, il faut s'imaginer ce que ça peut être, que d'être cette alors star, se baladant dans une solitude infinie dans des rayons surchargés de jouets, avec derrière, à bonne distance, ses gardes du corps, son staff, le directeur du magasin qui n'en revient pas, les fans collés aux vitrines comme des mouches sur du miel, une image de l'enfer en somme.
En tous cas, c'est les premiers dont j'ai souvenir. Il y en a forcément eu d'autres avant, mais je n'en ai plus traces. Ceux-là, d'avant, ça devait être ceux enfermés dans l'armoire vitrée, là-bas, dans l'école qui est sur sa butte à côté de l'église, enfin, ne l'est plus, plus comme école, mais l'était alors.
À moins que les premiers, ça se soit passé dans l'école des deux bonnes sœurs, plus bas dans le village, où on a tous commencé à apprendre à lire, à parler même cette langue qu'on avait pas, qui nous était toute neuve, dont on ne se servait que là, avec les sœurs parce que chez nous, on en avait encore une autre, une langue de rechange.
Les piles sont à bout de souffle. À leur décharge, elles sont restées dans l'appareil lui-même inutilisé depuis des années, plus probablement des décennies. On cherchera vainement de quoi les remplacer dans le débarras, le carton du bas, posé à même le sol, où s'entassent toutes les variétés de batteries imaginables. Il manquera le bon modèle. On attendra. Demain ou après-demain ou dans la semaine, quelqu'un passera au magasin, trouvera.
En attendant, l'engin reste sur le plateau de la grande table en regard de la commode. Il n'y a pas d'urgence sinon celle de la curiosité d'entendre ce qu'il y pourrait rester d'enregistré sur la bande, mais ce n'est plus à quelques heures près. On aurait tout autant pu ne jamais retrouver la machine. S'il se trouve, d'ailleurs, il n'y a sur la bande que du vide, un vague souffle, l'arrière-plan sonore d'un passé, la respiration de qui teste, grommelle, cherche à comprendre de quelle manière on utilise les boutons.
De prime abord, c'est un bloc brun, de cuir, qui pèse son kilo. Cela n'existe plus. La qualité du cuir est telle qu'il n'a strictement pas vieilli sinon, à peine, à l'endroit où il plie lorsqu'on ouvre les boutons pression destinés à maintenir le rabat fermé, qu'on lève en le rejetant vers l'arrière — il restera ainsi, vacant, maintenu suspendu par son seul poids, à l'équilibre.
Les piles finissent par arriver. Il en faut tellement qu'avec elles insérées, le magnétophone pèse maintenant presque le double d'avant. En cherchant le compartiment où introduire ces batteries toutes neuves, il est sur le dessous, on a trouvé aussi, au côté, une sorte de niche dans laquelle dormait un micro. C'est un autre bloc, plus petit, de bakélite. Un câble qu'il a fixé aux fesses permet de le brancher sur une prise ronde sur le côté de la machine. Toutes les voix, les sons, les rires, les chants, tout le temps, tout est passé par ici. Une grille, un fil, une prise.
Cette fois on peut appuyer sur la touche Marche. La bande défile, en rond, libère. Une vague conversation, un grommellement, puis une voix d'enfant qui dit trois mots dans une langue d'avant, une langue perdue.
L'enfant ne comprend pas pourquoi il n'entend rien. L'adulte dont on devine la présence a sans doute expliqué que la machine mystérieuse permettrait de s'entendre parler. L'enfant, je le devine, trépigne. Il a en lui déjà cette impatience qu'il ne perdra jamais même si avec l'âge, il a fini par savoir comment la contrôler à peu près.
Ce qu'il dit, dans la langue oubliée, c'est que rien ne vient. Les sons promis, les voix, il ne les entend pas. Pas encore. Il les entendra ensuite, quelques minutes plus tard, quand l'adulte aura fait revenir la bande en arrière, puis en lancera la lecture pour enfin faire renaître le moment passé, mais de cela, cette écoute, s'être entendu enfant, lui, celui qui s'impatiente, il ne gardera aucun souvenir.
En attendant, donc, rien ne vient, insiste la petite voix toute mâchée d'une déception sans fin. On attendait, on espérait, quelque magie devait venir, et rien ne vient. Je sais cela. Je connais parfaitement cela, que je retrouve par hasard sur une bande magnétique, retrouve si longtemps après. Cette voix, l'enfant, c'est moi.