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Plis entre plis

Plis entre plis

Une première version de ce texte a été publiée

La première fois je n’ai pas terminé la troisième page, le souffle me manquait et coureur épuisé j’ai lâché prise, j’ai reposé le livre. Je me souviens avant du jour de la soutenance, les deux de l’autre côté les professeurs, celui de droite mon directeur à nom avec trois initiales, sa tête auréolée de cheveux blancs, vraiment, la tête exactement qu’il me fallait pour y aller, oser, moi le fils de routier, aller au-delà de la licence et puis à gauche ce linguiste dont j’ai perdu jusqu’au prénom mais pas l’image entre les murs rapprochés, ses lunettes et cet air ébouriffé et puis cette sorte de sacoche qu’on pouvait porter au-devant ces années-là, une banane je crois, il n’avait presque pas parlé quand leur tour était venu après que j’ai eu terminé tout mon laïus, c’était je ne sais plus, sans doute le mémoire de maitrise, il n’avait pas parlé ou alors j’ai perdu maintenant tout ça et ne me reste plus que l’essentiel, « vous devriez lire Claude Simon, vraiment », je l’avais écouté et sitôt sorti du bureau tout étriqué où nous étions entassés tous j’avais traversé le campus qui est une île dans cette ville où je ne suis maintenant plus, j’étais entré dans la bibliothèque, pas celle de maintenant mais celle d’avant et ses espaces obscurs, cette odeur de papier trop malmené, j’avais cherché dans les rayons gris poussiéreux un gris mercure ce Claude Simon dont il parlait, nous y voilà, c’est au hasard la Route des Flandres et je m’engage dans l’incipit comme ça debout dans les rayons — trois pages plus loin je n’avais plus même ma respiration, j’ai parfaite mémoire de ça, ce moment-là où j’ai pris la conscience que c’était une apnée dans une vague sans fin, et moi sans souffle entré là-dedans, dans cette grande tornade, je ne pouvais plus, j’ai tout posé, j’y reviendrai, dehors à ma sortie la nuit tombait. Après j’y suis revenu, j’avais quand même senti cela, ce frémissement, les lignes de fond, et que là-dedans, il y avait tout, que dans une ligne, c’était une œuvre, et dans cette œuvre, toute l’histoire - un immense pli dont j’allais ensuite tenter de déplier les termes.