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Rien que l’on puisse en dire, presque rien / Michèle Dujardin

Vase communicant : abadôn

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certes un désastre, une histoire, mais sans poids, sans gravité - quelque malheur toujours le même, qui advient tôt sur les visages -  petit malheur dont nul n’ignore l’histoire, pourtant défaite, oubliée :  un rien - que tous avons subi ou fait subir, ici ou là -  ferons subir, un jour, ou subirons, pour certains même sans le savoir -  petit malheur très humble, si raconté sans rien en dire, écrit, joué devant le monde, par force dans une langue vierge, insonore et déliée de tout : un blanc impénétrable, rien de ce qu’il est vraiment que l’on puisse entendre, presque rien - et d’entre nous, pourtant, si l’on y pense, chacun a tout à dire sur ce malheur infime – chacun veut en parler, ne veut que cela : tout dire – d’ailleurs, chacun l’écrit, en parle, mais lorsqu’il le fait, nul ne l’entend, nul ne le lit, personne -  car l’autre  n’entend rien de ce malheur : c’est un malheur qui ne peut être entendu que de celui qui en parle, il ne lit rien de cette pauvre chose, de ces pauvres lettres, de ces pauvres pages : c’est à leur auteur, et à lui seul, qui les lira comme il les a écrites, dans la solitude, qu’elle sont adressées - chacun ne peut voir, toucher du doigt que sa propre blessure - humble, anodin est ce malheur - mortelle c’est vrai, la blessure, et même éternelle, et d’ailleurs, si chacun en meurt, nul ne s’en aperçoit : la mort ne conclut pas cette histoire - et personne  jamais, bien sûr, qui puisse à l’autre porter secours - car ici,  de ce malheur, ce que l’on dit ne s’entend pas et ce qui pleure ne se dit pas -  celui qui crie n’a pas de voix et souvent, plus toute sa tête -  celui qui voit est sans lumière, sans images : un trop petit malheur -  quant à  l’écrire, cela revient à parler d’autre chose, car il n’y a  que des biais, des esquisses,  des approches lointaines - un malheur obscur, sans  feu ni lieu, et son histoire, pour la dire,  celui qui parle aurait-il les mots, des mots que l’on puisse entendre, nul ne l’écouterait,  ne dirait :  quel malheur !... et pour mieux l’entendre  n’arrêterait soudain sa course, dans la rue, les escaliers ou les couloirs :  personne -  on verrait  le ciel, des étages, et peut-être comme un cerf-volant, des bras levés très haut, une bouche ouverte, et après ?  cela  ne nous apprendrait rien sur le malheur de l’autre, celui qui aurait les mots, la bouche ouverte, les bras levés :  juste on le verrait nu, rapide et sombre se découper sur de grands vides,  pensant peut-être oui, c’est un malheur qui ne vaut pas le dérangement, un petit quelque chose là, dans  cet air, rapide et coloré, sans fin – pour nous, en bas, un éclair, qui sait : des mots qui nous viendraient enfin - comme frère tout proche, là, rien d’autre en moi que cet autre...et après ? on verrait puis on ne verrait plus, on oublierait - car ça n’est rien, c’est partout,  c’est à chacun : non pour tous le même, exactement, mais à l’identique, ou à peu près - un malheur sans grade, sans gloire, le malheur dont nous sommes faits – cet air de ressemblance - nous tenant attachés les uns aux autres, sans bruit, sans histoire -  car cela nous tient, nous tire, cela avance, cela va, et vers quel abîme, nous avec, et qui l’arrêterait ?

brigitte Celerier (non vérifié) ven 07/05/2010 - 10:39

je trouve votre accord si réussi que je reprends, en sa maladresse, mon commentaire au texte de Daniel Bourrion : bel échange sur la permanence de notre condition humaine - deux beaux textes - deux belles langues personnelles

florence Noël (non vérifié) lun 10/05/2010 - 11:17

Mon commentaire n'était pas passé ce vendredi. Quel dommage. Oui, encore ce plaisir de découvrir l'écriture de Michèle. Et par elle de découvrir un vendredi par mois une écriture en "alliance" avec la sienne, forte, prégnante, dense.