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La Grenade

Le jour de sa naissance, son père en but tellement qu'il ne rentra que le lendemain. Penaud. Dépenaillé. Ses cheveux blonds emmêlés des restes de la paille où il avait dormi, dans quelque grange à la porte entrouverte.

Personne ne fermait jamais ces vantaux. Nulle chaîne, nul cadenas ne venaient au grand jamais en interdire l'accès. Chacun savait qu'il fallait en laisser l'entrée bien libre, puisque tous avaient eu un jour ou l'autre besoin de s'y réfugier. S'y cacher. Y passer quelques heures le temps de retrouver ses esprits après une méchante ivresse. Y trousser quelque voisine, une jeune fille sur laquelle on avait lorgné depuis des mois, parfois des années. Et que l'on parvenait enfin à entraîner dans ces lieux propices qui avaient vu tellement de corps s'imbriquer que, si leurs murs de planches avaient parlé, cela aurait mis le village à feu à et sang. Puisque ces coucheries n'étaient pas toujours autorisées. Pas toujours de celles qui pouvaient se concevoir dans la paroisse. Pas toujours de ces moments tolérés où un homme sans alliance, une femme de même, se mettaient nus ou à moitié, pressés, pour se connaître au sens biblique du terme. Se renverser. Apaiser l'incendie.

(...)

Pour lui, le père d'Helmut, il avait été fort aise de trouver un tas de paille pour y cuver la cuite monumentale par laquelle il avait fêté l'arrivée de son premier fils. Même si, en toute bonne foi, il ne gardait pas le moindre souvenir de la manière dont il s'était retrouvé avachi là, la chemise ouverte, étalé sur le dos et ronflant tant que le propriétaire de la grange, qui l'avait trouvé au matin, l'avait réveillé, en riait encore des années après.

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Son père l'avait rencontré après coup, alors que Bill s'était déjà endormi épuisé d'être né. Lassé d'attendre une délivrance ne semblant pas arriver, s'ennuyant à assister aux efforts pour le moins sonores de sa femme, son géniteur était finalement parti à la pêche au bord de la rivière tranquille qu'il affectionnait tant. Peut-être parce que là-bas, il pouvait être seul, sans personne pour venir lui voler du temps, de l'énergie. Sans personne pour le forcer plus ou moins à s'engager dans ces conversations auxquelles il ne trouvait ni queue ni tête, fondées uniquement qu'elles étaient sur des règles absurdes de bon voisinage qu'il devait subir tout en tentant de s'y engager le moins possible. Répondant au minimum, parfois par le seul moyen de quelques onomatopées bien suffisantes.

Ce jour-là, l'air était posé assez pour que les seules libellules en creusent le ventre sans trop d'efforts, dans des nuées presque translucides. Lançant sa mouche avec la régularité dont il savait faire preuve, il regardait passer l'eau claire qui s'en allait vers l'océan là-bas qu'il n'avait jamais vu, et ne verrait jamais. Plus haut, sur le pont, quelques voitures passaient de temps à autre, leurs roues scandant une mélopée rugueuse. Devant, les roseaux bruns, gris, inclinaient leurs têtes mollement. Une cigarette pendait sur ses lèvres fines. Son geste répété était celui d'une machine perpétuelle, sans heurts, sans nulle hésitation. Il se souvenait de toutes les filles qu'il avait amenées ici, juste sous le pont.

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Bill dormait tout contre elle. Calé ainsi il ressemblait à un animal mou. Elle sentait la frénétique chevauchée de son cœur tout neuf vibrer entre eux, traverser leurs deux peaux. Sa chaleur brûlait presque la chair de sa mère aux endroits où ils se touchaient. De temps à autre, il sursautait puis retombait dans un sommeil qui grandissait comme un puits sans son fond. De crainte de l'éveiller, Pearl n'osait pas bouger malgré les élancements qui lui venaient, les mouvements qu'elle sentait se faire dans son corps dont une foule d'organes et d'os se remettait en place après que Bill était sorti en labourant chaque centimètre passé. Dehors, franchissant la fenêtre laissée juste entrouverte, on entendait le bruissement légèrement gras arrivant de la rue. Juste derrière, celui que faisait la rivière apportait une note plus claire, une sorte de promesse dont Pearl savait depuis longtemps qu'elle ne serait jamais tenue. Le pont n'était pas loin, et Tom sans doute pas plus, qui devait encore à cette heure s'occuper de pêcher ainsi qu'il le faisait lorsque le monde tout autour lui devenait trop lourd. C'était chaque jour ou presque. Les autres, il était saoul, ou en train de chercher quelqu'un à qui il pourrait coller son poing en pleine figure. Ou tout autant, à séduire l'une des femmes le désirant sans le savoir encore, dont la petite ville semblait emplie. Qu'il prendrait, pour l'oublier une heure après. Elle savait très précisément de quoi elle parlait.

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En attendant, Helmut aidait son père à relever le mur qui fermait le jardin. Sans qu'un signe prévienne, ils avaient retrouvé les pierres effondrées un matin. La terre avait bougé. Elle faisait cela parfois, glissant subrepticement. Poussant ce qui la retenait doucement, continument, sans faire de bruit, et sans jamais cesser ses efforts discrets. Qui finissaient systématiquement par avoir raison de la résistance des constructions que les hommes lui opposaient juchés sur leur propre entêtement le plus souvent déployé sur plusieurs générations. Dans la certitude illusoire, sans failles, qu'ils pouvaient vaincre. Retenir le temps comme les éléments ou tout ce qu'ils trouvaient autour d'eux depuis tant de milliers d'années qu'ils ne se souvenaient plus du commencement. Ce qui jamais n'adviendrait, mais n'empêchait pas qu'ils poursuivent, comme abrutis de leur suffisance d'humains. Répétant les mêmes gestes, ou presque, transmis.

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Les survivants autour se tassaient contre les pierres sèches conservant le goût de la vie. Même si c'était bien peu, ces épaisseurs de roches venues de millénaires dont il ne restait rien, à part leur permanence, les protégeaient assez pour qu'ils puissent s'asseoir. Ils s'appuyaient le dos à la masse tiède, ils essuyaient leurs fronts, leurs visages parfois couverts d'un sang qui n'était plus le leur. Certains tremblaient encore. Certains ne cesseraient plus de trembler, même rentrés chez eux, de l'autre côté des océans, dans les petites villes calmes. Là-bas revenus, sortant rarement de leurs maisons en bois, plus personne ne les reconnaîtrait vraiment avec leurs traits ravinés en l'espace de quelques mois, cette dureté qu'ils garderaient dans leurs regards. Et rien n'y changerait, pas plus les journées de vétérans que leurs uniformes couverts de médailles qu'ils revêtaient pour l'occasion, s'y tenant toujours moins droit à mesure que le temps les éloignait de cette boucherie, mais pas encore suffisamment pour qu'ils puissent s'en défaire.

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Il se souvenait du jour où il avait emprunté le vieux Ford pour rouler tout droit pendant des heures sur une route au bord de laquelle il n'y avait pas grand-chose à trouver. Finalement, il avait commencé à ressentir une forme de vide, une lassitude. Il s'était garé sur le bord du bitume, avait coupé le moteur qui tournait comme une horloge malgré son âge, était sorti, avait encore marché une ou deux centaines de mètres. Tout autour de lui, la terre plate était parfaitement silencieuse maintenant. Il était resté là de longues minutes, écoutant le vent raboter les alentours. Dans le ciel qui couvrait l'immensité d'un couvercle bleu défait passait un oiseau tellement haut qu'on ne savait pas ce que c'était. Hors cela, il n'y avait rien, et rien sans doute plus loin en mesure de changer sa vie, du moins, autant qu'il pouvait en juger. Il avait craché sur le sol, était revenu vers le camion, avait fait demi-tour. Ce jour-là, il avait eu le sentiment d'avoir atteint à ses limites, du moins, à celles qui l'intéressaient. Rentré chez lui, interrogé par Pearl inquiète de l'avoir attendu tellement de temps, il avait juste répondu qu'il était allé jusqu'aux frontières de l'univers. Ils avaient ri ensemble. C'était assez rare pour que ce jour le marque une seconde fois.

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Ces courriers arrivaient quand ils pouvaient, bien qu'ils soient postés très régulièrement de part et d'autre. Parfois, il n'y avait rien pendant plusieurs semaines. Parfois, le même jour, trois ou quatre lettres lui étaient distribuées en même temps. Donna lui avait décrit comment, de l'autre côté de l'océan, dans la petite ville toujours aussi tranquille, les courriers envoyés par Bill lui parvenaient avec la même irrégularité horripilante. Bill avait alors osé rappeler que vu les circonstances, c'était déjà un vrai miracle de pouvoir encore s'écrire. Autant pour des raisons de logistique, que parce qu'il était toujours vivant dans cette armée de morts. Donna ne pouvait pas voir ce qu'il voyait, ces lettres arrivant pour des gars tués de longtemps, dont le nom sonnait en vain à la distribution, s'en retournant au pays en emportant tous ces mots que personne n'entendrait jamais.

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