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Tumulus #8

Les choses n'avancent pas vite. Un tel chantier se décide comparativement rapidement mais il ne démarre pas comme ça, d'un claquement de doigt, d'un simple paraphe en bas d'une page, et la préparation de la première tranchée prend tellement de temps qu'il s'en faudra longtemps encore avant qu'une pelle renverse la première motte, creuse son premier trou. En attendant, au village, les choses vont comme d'habitude, ni plus, ni moins, dans cette permanence des choses qui s'étalent quand elles sont chez elles en l'espace exact où elles étaient auparavant, une routine en somme : les saisons passent, les ruisselets débordent, les vaches fuguent de leurs prés et les paysans derrière les poursuivent et cela prend parfois des jours entiers avant qu'on parvienne à réduire la bête à force de ruse, à force de chiens, dans quelque taillis d'où engoncée dans les ronces terribles lassée griffée elle ne voudra plus sortir, où on pourra enfin s'en approcher avec toute la prudence qu'il faut, un coup de sabot peut briser net une jambe ou même tuer le maître, se glisser doucement vers elle, écouter sa respiration affolée essoufflée, lui repasser une corde tout autour du cou et la tirer, morte ou quasi, jusqu'à l'étable tiède où elle s'écroulera pour dormir, les gars autour en discutant ensuite pendant des heures se réchauffant, cafés et pousse-cafés, on l'a bien mérité, le chien énorme qui pose sa gueule sur les cuisses bleues aura même droit à son sucre blanc, on rit mais on sent bien qui vient la fatigue froide de l'hiver, celle qui se glisse le long du dos, monte aux épaules, saleté de bête, on va rentrer, la course a bouffé tout le jour, dehors quand on quitte le refuge de la ferme basse, la chaleur énorme des animaux, l'obscurité est là déjà dégoulinante dans chaque recoin qui semble attendre de nous saisir il faut marcher très vite pour s'échapper, résister au grand froid qui gagne toujours et c'est mystère alors ces histoires de route, vraiment, tout le monde s'en fout et l'on s'enfuit marchant épaules rentrées et poings au fond des poches, c'est petite manière de lutter en sachant qu'on perd déjà.