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Lettre

Il tenait une lettre à la main, il leva les yeux me regarda puis de nouveau la lettre puis de nouveau moi, derrière lui je pouvais voir* les armées mortes qui le suivaient depuis que la lettre était arrivée par le courrier du matin et qu'il avait senti une fois de plus que sa journée se passerait à se demander à quel moment il viendrait frapper à la porte lourde de la maison comme il le faisait depuis des mois successivement à toutes les portes des maisons et dans un ordre qui n'en avait aucun, derrière lui je pouvais voir des cadavres debout qui avaient vêtements de terre et chairs pourrissantes en écharpes et leurs regards qui par-dessus son épaule me fixaient avec ce vague à l'âme qu'ils avaient tous cette sorte de mal du pays qui ne les quitterait plus et derrière moi je ne pouvais voir mais je sentais toute une famille qui lentement remontait le couloir et derrière moi je devinais les mains des femmes qui montaient à leurs bouches et derrière lui les sourires se crispaient devenaient grimaces et c'était tous les morts sortis des fosses qui commençaient à murmurer à entonner une mélopée et lui encore entre eux et moi avec sa lettre qu'il regarda ne sachant pas quels mots tirer de sa bouche tellement serrée qu'on voyait ses lèvres blanchir jusqu'à ce que je comprenne qu'il ne pouvait pas me voir et que les autres derrière moi la famille non plus et que les seuls qui me voyaient c'était les frères d'armes les morts derrière qu'il me fallait rejoindre maintenant — c'était cela que racontait la lettre à sa main agrippée.

 

* La Route des Flandres, Claude Simon