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Chant acier (3)

... maintenant une sorte de grosse araignée morte avec ses pattes lui tombant immenses tout le long de son corps et bien autour déjà les minuscules avant-gardes vertes qui annonçaient la vraie curée - nous passions tous régulièrement la voir s'effondrer lentement (c'était même devenu la destination préférée, obligée, de nos promenades du dimanche, quand ces moments d'après repas s'étiraient tant que nous finissions toujours par nous endormir dans quelque fauteuil trop profond, trop accueillant pour nous, pour  nos corps malmenés et fatigués et tellement peu habitués au confort, au silence des jours chômés, qu'il ne nous fallait pas plus de quelques minutes pour que, posés dans ces sortes de cocons, nous somnolions aussitôt jusqu'à ce que, lasses d'attendre, nos femmes s'arrangent pour remuer quelque vaisselle, un peu de verre ou la fonte lourde des cuisines, nous fassent revenir d'un monde rêvé et nous proposent d'aller marcher, d'aller voir la bête - il fallait alors vite remettre ses chaussures cirées, celles que l'on ne portait que ce jour-là et puis le tout dernier celui de notre enterrement mais ça pouvait attendre, relever ses manches de chemises, se passer le peigne à nouveau avec si nécessaire un peu d'eau pour tenir couchés les cheveux résistants, remonter son pantalon, s'assurer que les bretelles faisaient l'office, allumer une cigarette, sortir comme ça, sans prendre de veste, comme pour marquer que c'était bien dimanche et que tout donc était autorisé) ; nous passions tous voir le monstre crever, donc, et ressentions mais en dedans ce que nous avions laissé brûler là sans réellement y prendre garde, nos vies, nos rêves, nos forces, le tout dans l'insouciance de ces années où nous pensions vivre toujours dans cet Eldorado au ciel pourtant plus souvent de mercure que d'océan et qui s'avéra finalement être surtout un grand tombeau, le nôtre, le sien.

photo : haut-fourneau U4, Uckange © Martine Sonnet